Avalon, etc.

Alain Montesse

Communication du samedi 17/5/2003
au Colloque International Les Arts d'Orient, enjeux du rite et du spectaculaire
direction Amos Fergombe et Philippe Beaussart
Université et Musée des Beaux-Arts de Valenciennes,15-17 mai 2003
 
 

Depuis une bonne vingtaine d'années se développe à la fois dans le réel et dans le virtuel une nouvelle entité communément appelée le cyberespace. Outre les procédures et les programmes, les infrastructures techniques, les diverses pratiques et théorisations des diverses catégories d'acteurs, ce développement se manifeste par la publication de différentes oeuvres : livres, jeux informatiques, improprement dits « jeux vidéo », oeuvres musicales, films... On parle même parfois de « cyberculture ». C'est d'ailleurs d'un livre qu'est sorti le terme même de « cyberespace » ; le mot et sa définition apparurent dans le roman Neuromancien de William Gibson (1984) : « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays […] Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. ». Il « tire ses racines des jeux vidéo les plus primitifs, des tout premiers programmes graphiques et des expérimentations militaires avec les connecteurs crâniens »1. Qu'un mot venu de la science-fiction passe dans l'usage et le langage courants est assez rare pour être souligné ; l'un des principaux prédécesseurs n'est autre que le terme « robot », inventé par le dramaturge tchèque Karel Capek dans sa pièce R.U.R. , Prague 1920, à partir d'une racine slave qui signifie « travail ». Dans le roman Neuromancien, le « cyberespace » est souvent aussi désigné par le terme « la Matrice », d'où le titre de la série de films dont le second vient de sortir hier, jeudi 16 mai, en France2.

Le cinéma n'a pas attendu la série des Matrix pour traiter du cyberespace. En fait, il même précédé la littérature, puisque le premier film où il soit question du monde virtuel des jeux informatiques est Tron, de Lisberger, et il date de 1982. Actuellement, le corpus des films « cyberspatiaux » comprend une douzaine de titres majeurs, et probablement pas loin d'une centaine si l'on prend en compte les téléfilms et les séries d'animation. A ma connaissance, il n'en existe nulle part de filmographie complète3. Je cite rapidement les titres et les dates de quelques films parmi les plus marquants :

Tron (Lisberger, 1982)
Wargames (Badham, 1983)
Le Cobaye (Mann, 1992)
Wild Palms (Hewitt, Bigelow, Nordon, Joanou, 1993)
The Ghost in the Machine (Talalay, 1993)
Strange days (Bigelow, 1995)
Johnny Mnemonic (Longo, 1995)
Ghost in the shell (Oshii, 1995)
Level Five (Marker, 1997)
Matrix (Wachowsky, 1998)
eXistenZ (Cronenberg, 1999)
Avalon (Oshii, 2001)
Matrix : Reloaded (Wachowsky, 2003)

Parmi cette bonne douzaine de films de première importance, trois ont un rapport direct avec le Japon, soit 25%, ce qui semble un palmarès d'autant plus remarquable que la quasi-totalité des autres sont états-uniens, et sans rapport avec le Japon. S'il s'agissait d'une compétition sportive, on pourrait dire que le Japon a placé trois représentants dans le peloton de tête. L'un des trois, Level Five, 1997, de Chris Marker, est français, mais tourné en bonne partie au Japon ; les deux autres sont japonais, du même réalisateur Mamuro Oshii, il s'agit de Ghost in the Shell (1995) et Avalon (2001).

De ces 3 films, nous avons choisi pour ce colloque Avalon, puisque c'est le dernier en date.


Le projet d'Avalon remonte à une bonne quinzaine d'années, vers le milieu des années 1980, à une époque où Oshii passait beaucoup de temps à jouer à Wizardry, un jeu dont on retrouve nombre de traces dans le film4. Le projet est donc contemporain des premiers livres de William Gibson, et de l'apparition du courant cyberpunk dans la science-fiction.

Ce film a été tourné en Pologne, en polonais, avec des acteurs polonais et une équipe polonaise, puis retravaillé sur ordinateur au Japon : 80% du film a ainsi été retraité à l'ordinateur (précisément avec le système Domino5 de Quantel). Oshii est un grand admirateur du cinéma polonais, et justifie en partie son choix par des considérations esthétiques ; on peut donc considérer ce film comme une sorte d'hommage, même si des considérations économiques n'ont pas été étrangères à la décision6.

Le film est sorti en avant-première au Japon lors du 13ème Festival International du Film de Tokyo, le 9 novembre 2000. On dit que James Cameron l'aurait qualifié de « film le plus artistiquement abouti, le plus beau et le plus élégant de l'histoire de la science-fiction »7. Après sa présentation à Cannes en 2001, il est sorti en France le mercredi 27 mars 2002, il y a un peu plus d'un an.


De prime abord, le public a été quelque peu déconcerté. Pour différentes raisons, certaines tenant au film lui-même, d'autres tenant aux attentes de ce public. La carrière en salle du film a été honorable, sans plus, et n'a pas duré très longtemps ; la sortie en édition DVD française a eu lieu il y a quelques mois seulement, fin 2002. Hormis les quelques articles de presse lors de la sortie du film, il n'a pas de publications critiques en français - sur papier. Mais étant donné le contenu du film, on pouvait s'attendre à ce que la discussion se développe sur le web, et c'est bien ce qui s'est passé. Une simple interrogation du moteur de recherches Google avec les mots-clé « Avalon » et « Oshii », le 8 février dernier, a ramené 4410 adresses, dont 1980 francophones. Et le 10 mai 2003, il y a une semaine, il y en avait 4610, dont 2140 francophones (de plus, comme on sait, Google est loin d'indexer la totalité du réseau). A nombre de ces adresses, on trouve des notules, des réflexions personnelles, des commentaires d'acheteurs ou de spectateurs, des échanges de correspondances souvent tout à fait pertinents, parfois des études tout à fait conséquentes.... qui renvoient à d'autres adresses, à d'autres sites. Au total, cela finit par faire des dizaines de mégaoctets de texte et d'images, peut-être des centaines, soit l'équivalent en volume de dizaines de livres illustrés de taille usuelle. Bien évidemment je n'ai pas pu tout lire : j'en ai lu de près une trentaine, soit même pas 0,7%. Le web est vraiment une forme d'intelligence collective.


La première raison de décontenancement des spectateurs est évidemment la composante polonaise du film. Et cela, dès le début : la version originale fut projetée au public japonais avec le son original en polonais, et seulement les sous-titres en japonais. S'agit-il bien d'un film japonais, ou plutôt d'un film polonais, ou d'un hybride chimérique des deux ? La plupart des commentateurs optant plutôt pour la première thèse, voici une opinion contraire :

« ... bien que le réalisateur, Mamoru Oshii, soit un réalisateur japonais, c'est bien d'un film européen dont il s'agit, avec des acteurs européens, et plus particulièrement polonais, puisque le film a été tourné à Varsovie et que la langue dans laquelle le film est tourné est le polonais. On pourrait même aller plus loin en disant que même si ce film est un film aux racines polonaises (le réalisateur japonais voue un culte à deux réalisateurs polonais, Wajda et Kieslowski, il n'en manque qu'un à l'appel, Zulawski, mais notre bonhomme a bon goût !), le film est littéralement tourné dans sa rhétorique, sa philosophie et l'atmosphère qu'il diffuse vers le cinéma nippon, et plus particulièrement le film d'animation, ou Manga, d'où Oshii est issu. »8

Mon avis personnel est qu'il s'agit d'un film, certes d'origine et de mise en forme japonaises, mais se situant d'emblée dans les problématiques liées à « la mondialisation ».


Une autre raison est liée à l'animation, à plusieurs niveaux. Une partie du public s'attendait à un dessin animé, à un autre manga dans la lignée de Ghost in the Shell. Ils n'ont pas tous vu à quel point ce film était aussi un film d'animation. Non seulement l'héroïne d'Avalon apparaît comme l'incarnation de celle de Ghost in the Shell, mais au delà de son jeu d'actrice sur le terrain, elle a été retravaillée par les mêmes moyens qu'un personnage d'animation :

« Les comédiens ont du accepter de signer une clause spéciale qui autorisait le réalisateur à modifier complètement leur image. C'est comme ça par exemple que la comédienne polonaise qui joue le rôle de Ash est pratiquement méconnaissable. Il l'a teint en brune, lui a modifié toutes ses expressions, jusqu'aux battements de cils  »9

Le développement du traitement digital des images tend à annuler la distance entre prise de vue réelle et animation, et permet leur hybridation. En fait, un film travaillé image devrait pouvoir être visionné non seulement en projection normale, mais aussi image par image - ce que permet maintenant l'édition en DVD.


Une autre partie du public s'attendait à un film d'action, dans la lignée de Matrix, auquel Avalon est souvent comparé ou opposé. Ils se sont retrouvés devant une sorte de Tomb Raider (ou Full Metal Jacket) à la Tarkovski, avec une héroïne ressemblant à Michelle Pfeiffer qui aurait raté son audition pour un film de Bresson10. Si Ash est bien à première vue « l'archétype de ces personnages à la Tomb Raider : brune volcanique, adepte du Je tire, et j'explique ensuite ! »11, le qualificatif de « volcanique » apparaît très vite inadapté eu égard à son comportement, et elle ne peut que décevoir les « ados boutonneux ».

L'histoire racontée est relativement ténue12, « fort simple en comparaison du monde fouillé présenté »13 : c'est « un film d'anticipation des plus classiques, fondé sur la quête de son personnage principal pour délivrer un ami »14. La situation n'est pas très différente de celle du Level Five de Chris Marker, où une femme essaye de rassembler les morceaux de son amant disparu. Il y a de l'Isis, voire de l'Antigone, dans ces personnages. Plusieurs commentateurs ont souligné ce rapport de Avalon avec Level Five :

En fait, les relations entre les oeuvres d'Oshii et de Marker apparaissent de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que l'enquête avance. Oshii lui-même reconnaît sa dette : « La Jetée, de Chris Marker, a été pour moi une annonciation. Ca m'a rappelé que le mouvement créé par le cinéma n'était qu'une succession d'images fixes »21 . A propos de Jin-Roh, film d'animation écrit par Oshii et réalisé par Okiura Hiroyuki (1999, direction artistique Hiromasa Ogura), Sara Ellis note que :

« La connexion de Fuse et Kei et très semblable à la relation onirique entre le voyageur temporel et la jeune femme dans La Jetée de Chris Marker. Et Ogura fait directement référence au moyen-métrage en noir et blanc de Marker, dans ses plans des tunnels souterrains de Tokyo et dans le muséum d'histoire naturelle où Fuse et Kei se rencontrent. Une scène imite presque le film de Marker image par image : la séquence dans laquelle des images fixes des personnages se reflètent dans des vitrines pleines d'animaux disparus. »22

A la scène de La Jetée dans la grande Galerie de l'Évolution du Museum d'Histoire Naturelle, fait aussi écho dans Ghost in the Shell la bataille finale entre le robot et le Major Kusanagi, dans une galerie de style XIXe siècle totalement désertée, où les impacts des tirs automatiques hachent menu le tableau de l'évolution qui était resté sur le mur :

« La section 6 va enlever le corps au grand dam de la section 9. S'engage alors une course poursuite avec ordre de détruire le Puppet master. Elle se termine dans la vieille ville au sein d'un vieux musée désaffecté d'histoire naturelle, dans lequel Kusanagi se fait canarder par un tank en forme de gros insecte semblant tout droit sorti d'un programme évolutionnaire de vie artificielle. De façon symbolique, celui-ci va détruire un arbre généalogique des espèces vivantes accroché sur un mur, excepté la branche la plus haute de l'évolution : l'espèce humaine. A la fin du combat Kusanagi se retrouve face au Puppet master sur lequel elle se connecte, aidée par Batou. »23

Il n'est pas possible ici de poursuivre cette étude comparée de Oshii et Marker. Il faudrait aussi retourner à Sans Soleil, autre film « japonais » de première importance de Marker. J'y reviendrai à l'occasion.


Avalon prolonge les questions déjà posées dans Ghost In the shell. Considérons le terme même de « ghost », dont le sens habituel est « fantôme ». Il est traduit en italien par « Fantasma »24. Dans l'univers du jeu d'Avalon, il joue le role de ce qu'on appelait, dans les jeux primitifs des années 80, un sprite, une sorte d'esprit. En allemand, ce « ghost » est traduit par « Geist »25, c'est à dire à nouveau l'esprit - ce qui ouvre peut-être la voie à une interprétation d'inspiration hégélienne : l'esprit serait en route vers sa réalisation à travers l'histoire par le biais des réseaux informatiques et de l'intelligence artificielle.

L'histoire racontée par Avalon est conforme à celle de nombre de jeux assistés par ordinateur ; on peut la présenter comme une quête :

« Cette quête va devenir quasiment mystique puisqu'elle [Ash] ira jusqu'à vouloir connaître les créateurs du jeu, à ses risques et périls ...Plus qu'une parenté avec WAJDA qu'OSHII vénère, la ressemblance est frappante avec Tu ne tueras point de KIESLOWSKI. »26

« Le film de Oshii se veut une introspection dans l'inconscient, ce qui le rapproche indéniablement du décalogue de Kieslowski, et plus sûrement du "Tu ne tueras point", adage et modèle évident pour un film qui présente une réalité si ténue qu'elle en paraît absente... »27

En effet, l'avertissement fait à Ash de ne pas tuer les gens qu'elle croisera dans la « classe réelle » et qui ne font pas partie du jeu, sous peine d'exclusion immédiate, peut être entendu comme une adaptation à l'univers du jeu du cinquième commandement.

Après la bible vient la référence au christianisme, dont on sait les difficultés avec la question de l'incarnation et donc de l'image28 :

« Dans le rapport du monde réel au monde virtuel se joue en effet le rapport du corps à l'esprit, qui hantait déjà l'héroïne de Ghost in the Shell.. Cette quête, rare et cruciale dans le cinéma contemporain, est celle de l'incarnation.... la présence du corps dans l'image est aussi mystérieuse que celle de l'esprit dans le corps. »29

Lorsque Ash demande au personage appelé Bishop (« évêque ») quel est son rôle, il répond, conformément à la doctrine catholique « qu'il n'est pas un des « Apotres », les créateurs originaux du jeu, mais un de leurs successeurs. »30

En amont de la mythologie arthurienne et des religions judéo-chrétiennes, on trouve aussi des composantes anthropologiques de base. Le port du casque de réalité virtuelle est une figure obligée, aussi incontournable dans les films cyberspatiaux que la tarte à la crème dans le comique muet ; Oshii lui-même relie ce casque à la « couronne de l'oubli » de la légende scandinave, on peut aussi y voir un équivalent techniciste du port du masque dans les cérémonies théâtrales ou religieuses des société dites « primitives ». On peut ironiser sur l'héroïne en petite culotte31, on peut aussi y voir suggérée la nudité nécessaire lors de nombreux rites d'initiation ou de passage.

Probablement est-ce le pessimisme discrètement ironique du film qui l'a jusqu'ici protégé d'une récupération par le syncrétisme douteux de la salade générale, bouillasse métaphysique du new-age.

Nombre d'auteurs ont souligné ou mis en évidence les aspects religieux de la cyberculture. Si l'essence de la religion consiste à relier les humains entre eux, et avec leur morts, alors, la multiplication actuelle des hyperliens préfigure peut-être une hyper religion.


D'ordinaire, dans le tout-venant des films cyberspatiaux, la distinction est clairement faite entre le monde réel et le monde virtuel. En fin de film, le spectateur est ramené au monde réel sans trop d'anicroches. Dans Avalon, rien de tel, c'est même très volontairement l'inverse : « Je ne pense pas qu'il s'agisse d'amener le virtuel dans la réalité ou l'inverse, c'est la frontière même entre les deux qui doit être le thème du film... »32. Déjà, Level Five et eXistenZ jouaient sur cette incertitude, mais sans l'étendre dès la première vision à l'ensemble du film33. La nature intersubjective ou solipsiste de la réalité est depuis longtemps un thème classique de la littérature fantastique34. Dans un film antérieur de Oshii, Patlabor 2 (1992), deux personnages en discutent :

« Tsuge: De cette distance, la ville a l'air d'un mirage, ne pensez-vous pas ?
Shinobu Nagumo: Non. Je ne peux pas oublier qu'il y a des gens réels qui vivent là-bas... Ils ne sont PAS un mirage.  »35

Lors de la conférence de presse tenue à l'occasion de la sortie en avant-première d'Avalon au 13ème festival international du film de Tokyo, Oshii lui-même dit qu'il voulait « plus faire passer un message ("il y a le monde") qu'une histoire »36. Pour les commentateurs, l'interrogation sur la réalité du monde s'est souvent polarisée sur le problème de la disparition du chien. Tous sont à peu près d'accord sur le fait que le chien constitue le seul ancrage de Ash dans la réalité, et que sa disparition marque un décrochage de Ash à l'égard de cette réalité : « Son chien disparaît et Ash doit progresser plus avant dans le jeu pour le retrouver. La quête du chien se fond ici dans celle de son destin »37. Les avis commencent à diverger très vite sur cette réalité elle-même : serait-ce la réalité réelle, ou seulement la réalité virtuelle ? Qu'on retrouve le chien à un niveau supérieur du jeu, et sur les affiches du concert, amène certains à conclure que le chien aurait quelque chose à voir avec les véritables maîtres du jeu, réactivant ainsi l'ancienne équation bien connue dog = god 38. Oshii lui-même en rajoute dans la provocation pince-sans-rire :

« M. O. : La femme est pour moi le second plus grand mystère, après le mystère du chien. Mais cela ne fait que cinq ans que j'ai envie d'utiliser des femmes dans mes films. Avant, elles ne m'intéressaient pas du tout. L'humanité, plus généralement, ne m'intéressait pas. A mes yeux, le sujet ultime reste le chien....
Flu : Pourquoi cette fascination pour les chiens ?
M. O. : Parce que c'est le plus grand mystère à mes yeux ! Si j'élucidais ce mystère, je pourrais réaliser un vrai film sur les chiens. Mais comme je n'ai que des réponses partielles, je me contente d'insérer des chiens dans mes films, dans des rôles secondaires.... »39

Si l'animal préféré d'Oshii est le chien, celui de Marker est le chat ; mais l'un et l'autre attribuent à l'animal - dont l'un des traits les plus caractéristiques est qu'il bouge tout seul sans qu'il y ait à l'animer - un statut spécial dans leur oeuvre. Après tout, dans ce contexte, « anima » est une traduction latine acceptable de « ghost ».


Orwellien, kafkaesque, lugubre, glauque, saumâtre.., les qualificatifs appliqués aux mondes représentés ne manquent pas.

« La décision de tourner le film en polonais était complètement parfaite ; il en résulte un sentiment d'interdit et d'oppression... »40

Ces univers sont fortement hiérarchisés :

« Dans la définition des castes ou des plates-formes du jeu, on est très proche des définitions autistes des joueurs de jeux de rôles, on subodore un gouvernement militaire et omniscient, une dictature visant à ôter toute volonté et perspective. L'information est contrôlée, la sagesse seulement accessible par l'ordinateur et les livres effacés. L'idéal communiste perverti est arrivé en bout de course. »41

Et l'on en vient donc, avec le passage en « classe réelle », à une explication économico-politique :

« Je pense qu'il y a un autre angle [d'attaque ? de prise de vue ?] sur le film, en plus de l'opposition réalité virtuelle versus réalité et des interprétations religieuses. C'est le mouvement économique d'une société communiste ou traditionnelle vers une société américanisée, qui a pris place aussi bien en Pologne (chute du communisme) qu'au Japon (mouvement vers l'industrialisation). »42

En effet, dans l'univers du jeu, « la ressemblance est frappante avec les ateliers usines de Stalingrad, où les soviétiques résistèrent héroïquement aux assauts des Nazis »43. En toile de fond des films de Oshii, on trouve des conflits de pouvoir, dans le panier de crabes de sociétés plus ou moins totalitaires. Dans l'attentat qui ouvre le film Patlabor 2, référence est même faite à un point marquant de l'histoire japonaise : « L'heure de l'attaque terroriste est 2:26. Les nombres 2 et 26 sont une référence à "l'incident du 26 février" (1936), un coup d'Etat avorté, par des éléments rebelles de l'armée japonaise »44. Cette tentative de coup d'Etat (qui dura 3 jours, avait été précédé de différents assassinats de personnel politique civil, et se solda par quelques assassinats supplémentaires, dont celui du président du conseil), si elle n'aboutit pas directement, contribua à accentuer la militarisation du Japon d'avant-guerre45.


Plus généralement, on ne peut que s'interroger sur la prégnance de l'imagerie de la seconde guerre mondiale, encore de nos jours, dans la culture dominante, et aussi dans les films de la cyberculture, ce qui peut paraître plus étonnant. Les combats spatiaux de La guerre des étoiles sont calqués sur les combats aériens de l'époque, Level Five parle de rejouer la bataille d'Okinawa... Il faudra pour le moins une nouvelle guerre mondiale pour changer ces images ; justement, il en est fortement question ces jours-ci.


En quelques dizaines d'années, le Japon s'est placé au premier rang du spectacle mondial, dont le cyberespace peut être considéré comme la forme la plus avancée46. Et ce, tant du point de vue des matériels que des programmes. En particulier, la « japanimation » est passée en une vingtaine d'années des séries télévisées bas-de-gamme, à la domination mondiale du marché des jeux vidéo sur consoles. Y a-t-il quelque chose de spécifique, dans la culture japonaise, qui aurait pu favoriser un tel succès ?

« Si l'Orient a été inventé par l'Occident, alors, le Techno-Orient aussi a été inventé par le monde du capitalisme informationnel... un Japon imaginairement séparé à la fois de l'Orient et de l'Occident est reproduit sans cesse dans l'insconscient politique de la Japanimation.... La Japanimation est un appareil idéologique en même temps que (virtuellement ?) une arme critique » 47

L'étude citée ci-dessus, « Japanimation and Techno-Orientalism », de Toshiya Ueno, s'appuie principalement sur une analyse de Ghost in the shell48. Avalon est encore trop récent pour avoir servi de matière première à de telles études. Nul doute que les années qui viennent remédieront à ce manque.







1 « "The matrix has its roots in primitive arcade games," said the voice-over, "in early graphics programs and military experimentation with cranial jacks.... Cyberspace. A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation... A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system." » ( http://lib.ru/GIBSON/neuromancer.txt ). Pour l'ensemble de l'oeuvre de William Gibson, cf. http://www.williamgibsonbooks.com/ .

2 Depuis le lundi 12 mai 2003, on pouvait déjà en lire une critique assez virulente de Harry Knowles en http://linux10985.dn.net/display.cgi?id=15192 , suivie de commentaires contrastés de spectateurs en http://linux10985.dn.net/tb_display.cgi?id=15192 .

3 On en trouvera une filmographie assez complète dans le syllabus du cours de Kirby Malone sur le cyberpunk et la cyberculture (premier semestre de 2002-2003, College of Visual and Performing Arts, George Mason University) en http://www.avt.gmu.edu/Sylabbi/AVT377section001-Malone.pdf ;
une autre dans la thèse de Matteo Bittanti : « The Technoludic Film: Images of Videogames in Films (1973-2001) » (http://www.gamasutra.com/education/theses/20020501/bittanti_01.htm) ;
et une autre dans l'ouvrage collectif Nouvelles Technologies et Art de la Mémoire, que j'ai eu l'honneur de coordonner, qui fut publié aux éditions 00h00 en 2002 (http://www.00h00.com/direct.cfm?titre=4805021301).
Faut-il le souligner, ces références sont des plus récentes, la question ne fait que commencer à émerger dans le champ universitaire.

4 Cf. la contribution de Alex Seltsikas en http://www.ninesisters.org/thoughts.htm

5 Alan Starman & Sandy Bridges, http://www.filmfestivals.com/servlet/JSCRun?obj=FicheFilmus&CfgPath=ffs/filmweb&id=2967 .

6 « L'une des raisons qui me fit choisir la Pologne fut la facilité de se procurer un véritable armement. L'armée polonaise proposait du matériel réel pour un coût dérisoire en comparaison d'autres pays... Il nous fallait des armes puissantes, je voulais de l'énergie réelle, de la vraie puissance, quelque chose que l'on ne peut recréer digitalement... De plus j'aime beaucoup la langue polonaise ainsi que leurs films et ce depuis longtemps. Un autre argument fut que je désirais faire un film de façon différente, ne reposant pas sur le système japonais. » (http://www.avalon-lejeu.com/bibliotheque-interviewmamoruoshii.htm)
« EX: What was the most interesting thing that happened during the filming there?
OM: I think probably the most exciting thing was being able to roll an actual tank down the main street of the town.
 » (http://www.ex.org/articles/2001/2001.6.16-exclusive-peering_into_the_mists_of_avalon-pg2.html)

7 Cf. Harry Knowles, http://www.aintitcool.com/display.cgi?id=8928 : « AICN has been tracking AVALON since its debut at the TOKYO INTERNATIONAL FILM FESTIVAL back on November 9th when we first heard James Cameron's quote: "the most artistic, beautiful and stylish [film] in Science Fiction history"! » (traduction de Cameron empruntée à http://www.planetgamers.com/ope/020320_Avalon.asp ).

8 Aurélie Bellin, « Avalon : Oshii entre cyberpunk et décalogue », http://hphiver.free.fr/travelg31.htm

9 Le Mouv' présente AVALON... , par Laurence Peuron, http://www.radiofrance.fr/chaines/lemouv/chroniques\speciale19.php

10 « It's like watching Tarkovsky's Tomb Raider... Malgorzata Foremniak strides around in her trenchcoat looking like Michelle Pfeiffer after she's just failed an audition for a Robert Bresson film. » (Jonathan Romney, « Sometimes reality is the eeriest thing of all », The Independant, 10 Novembre 2002, http://enjoyment.independent.co.uk/film/reviews/story.jsp?story=351121)

11 Ingrid Torok, http://www.chez.com/genremineur/film3/avalon/Avalon.htm

12 Résumé en français par Xavier Amet en http://www.avalon-lejeu.com/bibliotheque-reflexionneufssoeurs.htm (l'ensemble de ce site « officiel » francophone vaut le détour).

13 « Quel est ton Graal ? », F. Flament, 22 Avril 2002, http://insideadream.free.fr/cinema/avalon.html

14 Laurence Reymond, http://www.fluctuat.net/cinema/chroniques02/avalon.htm

15 Aurélie Bellin, « Avalon : Oshii entre cyberpunk et décalogue », http://hphiver.free.fr/travelg31.htm ; une rectification s'impose : Level Five parle de la bataille d'Okinawa, non de Yokohama.

16 « Quel est ton Graal ? », F. Flament, 22 Avril 2002, http://insideadream.free.fr/cinema/avalon.html

17 Christophe Lemonnier, http://www.devildead.com/avalon/avalon.php

18 « There aren't many computer-game films in which all the references that come to mind are straight from European art cinema: the look of wartime desolation is pure Andrzej Wajda, the parallel-world narrative echoes Chris Marker's La Jetée, and the extremely incongruous montage sequence in which a plate of sausage and egg is devoured in lip-smacking close-ups can only be some sort of oblique tribute to Czech master animator Jan Svankmajer. » (Jonathan Romney, « Sometimes reality is the eeriest thing of all », The Independant, 10 Novembre 2002, http://enjoyment.independent.co.uk/film/reviews/story.jsp?story=351121

19 « Game generation », Jean Marc Micciche, 30 août 2002, http://www.land.lu/html/dossiers/dossier_cinema/avalon_300802.html

20 « Ballard, Banks, Baudrillard, Cronenberg (especially "Videodrome" and the mighty "Existenz"), Gilliam, Orwell and "City of Lost Children" are all reference points, as is the work of Chris Marker ("La Jetee", "Sans Soleil") » : P. Higgins, http://www.imdb.com/CommentsShow?0267287-38

21 « Cyberman et son chien », Florence Gatté, Télérama n°2724, 27 mars 2002, p.52.

22 « Fuse and Kei's connection is very similar to the dreamlike relationship between the time traveler and the young woman in Chris Marker's "La Jettee." And Ogura makes direct references to Marker's black and white short in his shots of Tokyo's underground tunnels and the natural history museum where Fuse and Kei meet. One scene nearly mimics Marker's film frame by frame; a sequence in which still images of character faces reflect in display cases full of extinct animals » (Sara Ellis, http://www.akadot.com/reviews/jin-roh1.html)

23 Philippe Sarro, 06 Juin 2002, http://www.automatesintelligents.com/art/2002/juin/ghost.html .

24 « Qual è il mistero del "Fantasma" che si aggira, sotto le spoglie di un'angelica bambina, in mezzo ai sodati in lotta? » Quel est ce mystère du "Fantome" qui se manifeste sous l'aspect d'une petite fille angélique, au milieu des soldats en lutte ? (Gari-San, http://www.animangaplus.it/animereviews/Avalon.htm)

25 « Es kursiert unter den Spielern das Gerücht eines "Geistes", der durch die Szenarien tobt... Getrieben von Neugier, Schuldgefühlen und Ehrgeiz auf den nächsten Level macht sich Ash auf die Suche nach diesem Geist... » Une rumeur court parmi les joueurs, à propos d'un "esprit" qui fait rage à travers les scénarios... Poussée par la curiosité, la culpabilité et l'ambition de passer au niveau supérieur, Ash se met en quete de cet esprit... (« Willkommen in der Realität : Avalon - OSHII Mamorus Philosophiestunde », Erik Schicketanz, Kerstin Schmidt-Denter und Andreas Fels , http://www.japanlink.de/mk/mk_film_avalon.shtml)

26 Ingrid Torok, http://www.chez.com/genremineur/film3/avalon/Avalon.htm

27 Aurélie Bellin, « Avalon : Oshii entre cyberpunk et décalogue », http://hphiver.free.fr/travelg31.htm

28 Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l'imaginaire contemporain, Le Seuil, Paris, 1996 ; présentation en http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n19a9.html .

29 Laurence Reymond, http://www.fluctuat.net/cinema/chroniques02/avalon.htm

30 « ... this is explained by the Bishop when Ash arrives to join his new party (in D99). I forget precisely what questions she asks, but it was something about what his role is. He replies that he is not one of the "Apostles", the original creators of the game, but one of their successors. » ; contribution de Ian Miller , http://www.ninesisters.org/thoughts.htm

31 « ...la classique scène du casque de réalité virtuelle ne nous est pas épargnée : le joueur étant bien entendu dévêtu sur la chaise. A croire que les jeux du futur ne pourront s'exécuter qu'en petite culotte ! (Il faut préciser que le réalisateur est japonais). C'est encore le syndrome Ripley d'Alien qui a frappé ! » ; Ingrid Torok, http://www.chez.com/genremineur/film3/avalon/Avalon.htm

32 Propos de Oshii recueillis par Antoine Cassin, pour le dossier de presse, http://www.planetgamers.com/ope/020320_Avalon.asp .

33 Pour eXistenZ cela devient évident seulement au final : la dernière réplique demande « Sommes-nous encore dans le jeu ? ». Pour Level Five , il faut un oeil ssez attentif pour repérer le seul et unique plan où Laura réapparaît à son poste de travail par incrustation, ligne par ligne, après le combat de taureaux. Marker avait déjà utilisé ce « truc » du plan unique (d)énonçant l'ensemble du dispositif dans La Jetée : il y a dans ce film un seul et unique plan animé, celui où le prisonnier ouvre les yeux.

34 Le commentateur du Russian Gothic Project qualifie Avalon de « thriller solipsiste » (http://www.gothic.ru/cinema/database/avalon.htm).

35 « Tsuge: From this distance, the city looks like a mirage. Don't you think so as well?
Shinobu Nagumo: No. I can't forget there are real people living there. Some are evil, but many are not. Some are ambitious,but many are content. Some are outstanding, but most are ordinary. They're NOT a mirage.
 »
(http://www.amazon.com/exec/obidos/tg/stores/detail/-/dvd/B00004X025/quotes-trivia/ref=pm_dp_ln_d_6/103-2596950-7164659)

36 http://www.avalon-lejeu.com/bibliotheque-conferencemo.htm

37 Corinne Boujot et Antonio Casilli, « Interfaces bestiales : Rôle et place des animaux dans l'imaginaire des mondes virtuels », http://www.eden-news.it/~ak/Interbest0020606.txt. P Higgins pose la même question : « Ash's quest (for what? Her dog?) continues... » (http://www.imdb.com/CommentsShow?0267287-38). Le rapprochement s'impose avec un film récent apparemment sans aucun rapport : Chacun cherche son chat, de Cédric Klapisch, et bien sûr avec la chanson populaire française de la mère Michel.

38 En http://mitglied.lycos.de/smartianer72/ , sur la page « Some thoughts about a possible connection of the dog and the 'ghost'  », Thomas Kessler cherche à établir une relation formelle entre le faciès du chien et les éclairages sur le visage du ghost... Etonnant, sinon convaincant. Matière en tout cas à une expérience de morphing.

39 Propos recueillis le 15 mars 2002 à Paris par Laurence Reymond, http://www.fluctuat.net/cinema/interviews/oshii2.htm

40 « The decision to shoot the film in POLISH was completely dead on perfect, as a result it feels like something forbidden and opressive. », Harry Knowles, http://www.aintitcool.com/display.cgi?id=8928 , 7 mai 2001.

41 « Quel est ton Graal ? », F. Flament, 22 Avril 2002, http://insideadream.free.fr/cinema/avalon.html

42 « I think there may be another angle on the film, apart from the VR vs R and religious interpretations. That is the economic movement from a communist or traditional society toward an Americanised society which has taken place in both Poland (fall of global communism) and Japan (move toward industrialisation) », John Graley:, http://www.ninesisters.org/thoughts.htm .

43 Ingrid Torok, http://www.chez.com/genremineur/film3/avalon/Avalon.htm

44 « The time of the terrorist attack is 2:26. The numbers 2 and 26 are a reference to "the February 26th incident" (1936), an aborted coup by rebel elements in the Japanese armed forces » (http://www.amazon.com/exec/obidos/tg/stores/detail/-/dvd/B00004X025/quotes-trivia/ref=pm_dp_ln_d_6/103-2596950-7164659)

45 Cf. par exemple http://www.plume-noire.com/cinema/essai/empires.html : une allusion à cette mutinerie permet de dater les séquences finales de L'empire des sens, de Oshima... que l'on retrouve, mais est-ce bien un hasard, interviewé dans Level Five. L'« incident du 26 février » inspirera aussi à Mishima sa tentative de coup d'Etat du 26 novembre 1970.

46 Alain Montesse, « whatisthematrixistheshowmustgoon », Alliage n° 44, Nice, 2001, http://www.tribunes.com/tribune/alliage/44/Montesse_44.htm

47 « If the Orient was invented by the West, then the Techno-Orient also was invented by the world of information capitalism... In this cultural climate, a Japan imaginarily separated from both West and East is reproduced again and again in the political unconscious of Japanimation... Japanimation is an ideological apparatus at the same time that it is also (virtually?) a armament of criticism. » (« Japanimation and Techno-Orientalism », Toshiya Ueno, Chubu University, etc., http://www.t0.or.at/ueno/japan.htm )

48 Ainsi d'ailleurs que celle de Mobina Hashmi, (Université du Wisconsin-Madison) : « L'animation japonaise aux Etats-Unis : genre, sexualité et techno-corps » : « les cyborgs sont des figures bien adaptées à la vie dans l'économie de l'information globalisée, mais ils semblent aussi exister confortablement dans les crises de l'Etat-nation et du sujet occidental unifié ; par conséquent, pour l'Occident, les cyborgs mettent en question non seulement les discours dominants sur la subjectivité, mais menacent aussi les discours, proches des précédents, sur la nation et la citoyenneté, de devenir complètement hors de propos. » (« cyborgs are figures that are well-adapted for life in a global information economy, but they also seem to exist comfortably within the crises of the nation-state and the unified Western subject; therefore, for the West, cyborgs question not only the dominant discourses on subjectivity, but also threaten the closely-related discourses on nation and citizenship with irrelevance... » ; « Japanese Anime in the United States : Gender, Sexuality and Techno-bodies », http://epsilon3.georgetown.edu/~coventrm/asa2000/panel3/hashmi.html).