communication au colloque "Image et Pouvoir"
du GRIMH (http://recherche.univ-lyon2.fr/grimh/),
Lyon, 18-20 novembre 2004




[non-image] ou [non-pouvoir]


Alain Montesse



En mars 1997, La Cinquième, chaîne éducative du service public français de télévision, a diffusé dans sa série " La preuve par cinq " une série de quatre émissions d'une demi-heure chacune, produites par le CNDP, intitulées " Image et pouvoir ". Ces diffusions ont été programmées du lundi 17 au vendredi 21, à 9h55 (sauf le mercredi 19, jour de non-classe) ; elles étaient appuyées par trois pages à l'usage des collèges et lycées, dans la publication du CNDP Téléscope (n° 153-154, pp.27-29).

La première de ces émissions s'intitulait " L'image au service du pouvoir " :

Elle commençait par une rétrospective, de facture classique, co-produite par l'INA, le CNDP et La Cinquième, des élections présidentielles françaises de 1965 à 1981, et du rôle qu'y avait joué la télévision.

La seconde séquence, la principale de cette première émission (11'30), était consacrée à la campagne de Berlusconi en 1994, avec en particulier des reportages à Naples et Palerme ; le matériau provenait de France-3.

Enfin, on concluait avec une brève rétrospective des campagnes présidentielles télévisuelles aux Etats-Unis, dont le matériau avait été fourni par l'ambassade des USA.

Entre chaque sujet, l'invité Thierry Saussez et la voix off de l'émission introduisaient quelques commentaires.


Si la première émission s'intitulait " L'image au service du pouvoir ", la seconde, sans doute par souci d'équilibre, s'intitulait " L'image : un contre-pouvoir ? ".

La première partie (source : Agence Capa et Canal+) était consacrée à un sujet encore peu connu en Europe, les Mediajammers ou Addbusters de Vancouver, qui furent à ma connaissance le premier groupe au monde de militants anti-publicitaires1. On pouvait y voir en particulier la contre-pub Autosaurus, qui annonce la fin de l'âge de l'automobile, ainsi que quelques commentaires de diverses contre-campagnes ; y était également évoquée les questions de l'achat d'espaces (contre-)publicitaires, du refus de vente de la part des chaînes télévisuelles, et du " droit de communiquer " (" right to communicate ").

Thierry Saussez reprenait ensuite la parole, pour faire valoir qu'une saine contestation ne peut que faire du bien, y-compris à la publicité elle-même.

Le sujet suivant, à nouveau pièce principale de l'émission (9'42, source La7 et Point du jour), concernait les " Guignols de l'info ", dont l'éventuelle influence politique posait déjà problème.

Reprenant la parole Thierry Saussez soulignait que la démocratie d'opinion, la démocratie virtuelle en temps réel, sujette aux sondages, aux fluctuations instantanées et parfois imprévisibles de l'opinion publique, pourrait bien sonner le glas de la démocratie représentative

Enfin, on concluait avec cinq minutes consacrées à une série d'émissions italienne de Giuliano Ferrera intitulée " L'instructeur ", émissions de débats " politiques ", à mi-chemin entre la télé-vérité et la télé-poubelle (source : La7-ARTE).


Après le pouvoir et le contre-pouvoir, la troisième émission semble chercher le dépassement de la contradiction dans l'information, et s'intitule " Informer par l'image ". Elle ne comporte que 2 sujets, respectivement de 13 et 10'.

Le premier, consacré à l'information télévisée en général, est d'origine suisse (le magazine " Temps Présent "de la Télévision Suisse Romande). Parmi les différents aspects abordés, on peut souligner la présence de deux catégories d'événements sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir direct : la cécité (exemple d'une vieille téléspectatrice aveugle, à qui sa soeur décrit ce qu'elle voit à l'écran : une guerre dans la neige et le brouillard) et les phénomènes naturels (tremblement de terre de Kobé, au Japon).

Dans son commentaire Thierry Saussez nous conseille : " ne comptez pas trop sur la télévision pour avoir une information en profondeur, sauf quand elle prend le temps, quand elle met en perspective... ".

Le second sujet (source : Canal+) est consacré à la télévision israelienne (Israel-TV), indépendante de l'Etat, et à ses fréquents conflits avec le pouvoir à propos non seulement de documents d'information, mais aussi de sketches, fictions, etc. Selon Ram Levi, réalisateur d'un téléfilm interdit d'antenne : " La conclusion, c'est que celui qui a le pouvoir croit aussi qu'il détient la vérité; il a aussi pouvoir sur la vérité, le droit de décider ce qui se tourne, ce qui sera diffusé... lui seul détient la vérité " ; et Rafik Halabi, rédacteur en chef (druse) du journal télévisé, constate : " Quand on est gêné par le message, on tire sur le messager ".

Le commentaire final de Thierry Saussez élargit la question aux rapports entre information télévisuelle et presse écrite.


Après l'information, la dernière émission est consacrée à un autre secteur d'activité tenant autant du pouvoir que du contre-pouvoir : la publicité.

Elle se compose comme la précédente de 2 sujets.

Le premier sujet (10', source : France-2, Envoyé Spécial) est consacré aux campagnes de publicité particulièrement provocatrices de Benetton, à l'égard desquelles Saussez se montre plutôt critique : " c'est une des formes les plus abjectes de la publicité ".

Le second sujet , et dernier de la série, est entièrement produit par le CNDP. Il dure 13', et permet de terminer sur une note consensuelle, puisqu'il s'agit de l'élaboration, par Euro-RSCG, d'une campagne de publicité pour les Petits Frères des Pauvres.

Enfin, Thierry Saussez conclut d'une façon tout à fait adaptée à une chaîne à vocation éducative, sur la nécessité d' " enseigner l'image, apprendre à la décrypter…essayer de développer une pédagogie de l'image… former des citoyens… c'est un défi absolument majeur pour les années qui viennent ".


Considérons maintenant l'ensemble de cette série (que soit ici remercié M. Roland Cros, producteur délégué de l'émission, pour son amabilité lors de nos conversations téléphoniques).

Quatre émissions d'une demi-heure, cela fait deux heures, soit 120 minutes. Selon M. Cros, " le coût à la minute était plus proche de 4000F/minute que de 3000 " ; disons donc 3666,66 F de l'époque par minute (le prix a varié de 2000 à 5000 F environ). Pour 2 heures, cela fait 440 000 F de l'époque, soit, avec une inflation d'environ 10% depuis 1997, un coût de l'ordre de 74 000 euros, pour ces seules 4 émissions " Image et Pouvoir ". Pour l'ensemble de la série " La preuve par Cinq ", une bonne partie (environ 2/3) des émissions était constituée de documents ne provenant pas du CNDP, mais achetés à l'extérieur, et le budget de l'époque ne permettait pas d'en libérer les droits. En conséquence, ces émissions ne peuvent pas être réutilisées librement, et ne figurent pas au catalogue du CNDP ; seules les productions propres du CNDP ont été fragmentairement recyclées, sous d'autres titres.

Par ailleurs, lorsque La Cinquième a été transformée en France-5, en 2002, son site internet a été entièrement refondu, et il n'y a plus trace sur le nouveau site, non seulement de cette série " Image et pouvoir ", mais de toute l'émission hebdomadaire " La preuve par cinq ", qui a duré de fin 1994 à mi-1997. On n'en retrouve que la liste et les détails administratifs sur le site de l'INAthèque, et quelques références rares, dispersées et ponctuelles, ça et là sur des sites personnels.

Ce sont donc des dizaines, sinon des centaines d'heures d'antenne, qui se voulaient éducatives, et qui ont à peu près totalement disparu de l'espace public.




Venons-en maintenant à une seconde série d'exemples.

Dans l'histoire des grandes avant-gardes artistiques françaises, la dernière en date est semble-t-il l'Internationale Situationniste (1958-1972). Comme on sait, elle étendit son action de l'art à la politique, et c'est l'un de ses principaux membres, Guy Debord, qui créa l'expression " société du spectacle ". Les situationniste furent donc amenés à se poser la question de l'image et du pouvoir, non pas tant pour les comprendre et les expliquer, que pour les supprimer - et donc à s'intéresser, dans une perspective plutôt iconoclaste, au cinéma.

En 1959 et 1961, Debord réalisa deux court-métrages, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps et Critique de la séparation, actuellement indisponibles2.

En 1964, Gilles Carle réalisa Percé on the Rocks, aimable pochade à propos d'un site touristique canadien3 . Pour ce film de 9', Carle se réclamera explicitement " de Guy Debord et de l'internationale situationniste ", dans une interview diffusée sur La Cinquième le 26/5/1996 par le magazine " Fenêtre sur court "(ce magazine, tout comme " La preuve par cinq ", a depuis lors quasiment disparu de l'espace public)4.

De 1969 à 1972, environ 10% des étudiants de l'IDHEC étaient des sortes d'hybrides, peu ou prou pro-situationnistes mâtinés de hippies, ou l'inverse5. En 1970, dans le cadre d'un " groupe de recherches ", j'y ai réalisé une première adaptation de la société du spectacle, intitulé U.S.S., d'une durée d'environ ½ heure. Si la plupart des textes venaient de La société du spectacle, la plupart des musiques venaient du pop-rock psychédélique, et la bande image se composait pour sa plus grande part de superpositions très rapides, dans le style underground de l'époque.

En 1973, Debord a à nouveau accès au cinéma. Il réalise enfin une version long-métrage de La société du spectacle. La bande-image est constituée pour sa plus grande part de bribes détournées de films pré-existants, documentaires et/ou télévisuels et/ou fictionnels. La bande son est principalement constituée d'extraits du livre, lus par Debord lui-même. Après une dizaine de minutes de film, un carton prévient le spectateur : " On pourrait reconnaître encore quelque valeur cinématographique à ce film si ce rythme se maintenait ; et il ne se maintiendra pas. "

Par ailleurs, un autre situationniste, René Vienet, réalise dans les années 70 plusieurs détournements de long-métrages de kung-fu (La dialectique peut-elle casser des briques ? (1973) ; Du sang chez les taoïstes (197?) ; etc.), et des films de montage plus sérieux (Mao par lui-même et Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, 1977). Il suffit de visionner la bande-annonce de Chinois, encore un effort... pour constater que Viénet, dans sa pratique du montage et du détournement, n'y va délibérément pas par quatre chemins ; comme le demandait, ou à peu près, Jean Vigo, il met " les poings sur les i ".Interviewé récemment sur France-Culture6, Viénet annonce la prochaine réédition de ses films en DVD.

En 1978, Debord réalise un nouveau film majeur, au titre en forme de palindrome, In girum imus nocte et consumimur igni, actuellement indisponible7.

Puis, aucun nouveau film pendant plus de quinze ans, sauf éventuellement le Koyaanisqatsi (1982) de Godfrey Reggio, qui cite au générique Debord parmi ses inspirateurs8.

En 1992, pour l'émission de Canal+ " L'oeil du cyclone ", Brigitte Cornand réalise Cette situation doit changer, présentation en une demi-heure de l'aventure lettriste et situationniste9, cependant que les livres de Debord commencent à être réédités chez Gallimard.

En 1994, Debord co-réalise avec Brigitte Cornand un dernier film, Guy Debord, son art, sa vie, son temps, qui sera diffusé au cours d'une soirée spéciale Debord sur Canal+ le 9 janvier 1995. Quelques semaines auparavant, Debord se suicide (le 30 novembre 1994).

Ces dix dernières années, Debord n'a cessé de sentir de moins en moins le soufre, et de gagner en reconnaissance et en respectabilité au moins esthétique, comme en témoigne entre autres10 son entrée dans la série de Bernard Rapp sur France-3 " Un siècle d'écrivains ", sous le numéro 242. Dans son introduction, Rapp est très élogieux : " réfractaire absolu, critique de tous les pouvoirs, subversif au sens le plus plein du terme, Guy Debord - et ça on le dit moins - est aussi, derrière la figure de légende, un très grand écrivain et un artiste intransigeant ". Cette série d'émissions, " Un siècle d'écrivains ", a elle aussi disparu de l'espace public.


J'aurais pu choisir d'autres fragments, exhiber d'autres exemples.

J'ai retrouvé dans mes archives la bande-son partielle d'un débat télévisé du 6 mars 1984 (" Dossier de l'écran ", Antenne-2), déjà consacré à la question de l'image et du pouvoir : un des intervenants (Gilbert Lelord) y insiste sur les aspects organiques et neurologiques de la perception des images, qu'on ne saurait sous-estimer ; un autre (Jean-Noël Kapferer) rappelle qu'à la télévision, le son est au moins aussi puissant que l'image.

Entre autres scandales télévisuels de ces dernières années, on se souvient de l'émotion soulevée par " Peuple Fiction ", dans le " Vrai Journal ", l'émission de Karl Zéro ; le dimanche 27 octobre 1996, on y assistait à l'assassinat, en images truquées, du président de la république. " Arrêt sur Image ", l'émission de Daniel Schneiderman, étudia le cas le dimanche suivant, 3 novembre 1996 ; mais ce numéro a disparu des archives en ligne de l'émission, qui ne remontent plus qu'à septembre 2003.

Il faut aussi mentionner les dizaines d'heures d'émissions de radio sur l'image et le pouvoir, particulièrement sur France-Culture.


Peut-on trouver un facteur commun entre ces différents exemples ?

Il me semble que oui, et c'est leur inaccessibilité, totale ou partielle, pour le grand public, ou le consommateur, ou le citoyen moyen. L'INAthèque n'archive que les émissions de radio et de télévision, et seuls les chercheurs, enseignants, étudiants et professionnels accrédités peuvent aller les consulter sur place, à Paris.

Bien plus, ces documents se dégradent, et il faut en assurer la maintenance. Le 14 décembre 1995, sur La Cinquième, dans un numéro de la série " Ma Souris Bien-aimée ", Jean Dessaux, responsable de la restauration à l'INA, parle à propos du fonds INA de " 855.000 documents, soit 300.000 heures de programme ", c'est-à-dire plus que ce que peut visionner un humain pendant toute sa vie active. Se posent aussi des questions de matériel : pour relire les anciens documents, il faut conserver les machines nécessaires en état de marche. Et le fossé s'accroît, puisque la quantité de films restaurés par an est inférieure à la production annuelle. Ne seront donc sauvegardées que les images qui ont le pouvoir, ou les moyens, de l'être. Comme nous commençons à en prendre l'habitude, cette émission (" Ma Souris Bien-Aimée ") a elle aussi, depuis lors, disparu de l'espace public.


Il en résulte une conclusion d'une banalité affligeante : pour essayer de penser les rapports de l'image et du pouvoir, nous n'avons guère à notre disposition que des images du pouvoir, lacunaires, fugitives et incomplètes.





1 http://www.adbusters.org/ ; en France plus récemment, cf. http://www.antipub.net/

2 La dernière projection en France semble avoir eu lieu à Bobigny, le 9/4/2002 : cf. http://perso.wanadoo.fr/cote.court/2002/debord.htm

3 Détails en http://www.cam.org/~lever/Films/Perce.html

4  L'influence situationniste en Amérique du Nord dès 1965 est également évidente dans la chanson de Bob Dylan Love minus zero/No limit  :

In the dime stores & bus stations
people talk of situations
read books, repeat quotations
draw conclusions on the wall
    (dans les monoprix et les stations de bus
des gens parlent de situations
lisent des livres, répètent des citations
écrivent les conclusions sur les murs)

5  Détails en http://gdr.idhec.free.fr

6 Du 22 au 26 mars 2004, de 17:00 à 17:25, dans la série "A voix nue" ; cf. http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/avoixnue/fiche.php?diffusion_id=20570

7 La dernière projection en France semble avoir eu lieu à Bobigny, le 11/4/2002 : cf. http://perso.wanadoo.fr/cote.court/2002/debord.htm

8  Le 8/11/2004, 58200 réponses de google à la requête "koyaanisqatsi".

9 Cf. http://www.cnc.fr/intranet_images/data/Cnc/Recherche/fiche2.asp?idf=713

10 Parution de divers livres : Cécile Guibert, Vincent Kaufmann, Christophe Bourseiller, Laurent Cholet...
Les 23 et 24 mars 2002, les Editions Paris-Expérimental consacraient leurs cinquièmes journées "Ciné Qua Non" à "La frontière situationniste" (http://www.paris-experimental.asso.fr/5ejournee-cinequanon.htm).
Le 8/11/2004, 37000 réponses de google à la requête "guy debord".