(article dans les Actes du séminaire EIONT, Paris-7, 2002)


ICONOCLASME, SPECTACLE, CYBERESPACE

Alain Montesse
 
 

De tous temps, les humains ont fabriqué des images. De tous temps, ils en ont aussi, semble-t-il, détruites. Selon les civilisations, les raisons de ces destructions, les moyens mis en oeuvre et les conséquences ont été grandement différentes. Nous allons nous intéresser à une civilisation qui nous concerne directement : la nôtre.



1. De l'incarnation à l'iconoclasme

Selon la tradition chrétienne, un événement de la plus haute importance s'est produit à l'année 0, dans ce qui est aujourd'hui la Palestine : le Dieu des juifs s'est incarné. Auparavant, il n'était pas à proprement parler invisible, mais on ne pouvait pas supporter sa vue1. De plus, depuis l'affaire du Veau d'Or, la religion juive se basait uniquement sur le texte et interdisait toute " image taillée ", au motif qu'une telle image ne peut mener qu'à l'idolâtrie. La réalité factuelle de l'existence de Jésus fait peu de doute : il semble bien qu'un chef de guerre juif de ce nom, peut-être de lignée royale, ait mené quelque temps la lutte contre l'occupant romain, ou au moins semé le trouble dans la région, jusqu'à ce que les Romains le capturent et le crucifient. Le panneau INRI souvent accroché sur la croix dans l'iconographie chrétienne signifie précisément " roi des juifs ". Après sa mort, d'autres ont fait de son histoire la base d'une nouvelle religion , qui a connu le succès que l'on sait. S'interroger sur les raisons de ce succès n'est pas directement notre propos ici, mais la question de l'image et de son traitement semble bien y avoir joué un certain rôle : ce succès fut, au pied de la lettre, spectaculaire.

En effet, si Dieu s'est incarné, s'il s'est fait homme, pleinement homme dit-on parfois, on peut le toucher, on peut le voir, le regarder... et en faire des images, et les reproduire2. Jusqu'à quel point peut-on révérer, peut-on adorer ces images ? La question est d'importance, car l'interdit mosaïque demeure, et le veau d'or ne dort que d'un oeil, attendant la moindre occasion de revenir. Du fait de l'incarnation, l'image, l'imitation, la reproduction du Christ sont à la fois possibles et légitimes. Du coup la question de l'image s'est posée pour les chrétiens au centre de leur théologie : quand tombe-t-on dans l'idolâtrie ?

Derrière la question théologique, une autre question se pose, celle du pouvoir temporel. Se basant sur l'incarnation, l'église catholique (du grec ekklesia, " assemblée " et katholikos " universel "), et son vicaire, qui représente le Christ sur terre, revendiquent un pouvoir sur les choses de ce monde, et pas seulement un pouvoir spirituel. Le corps constitué de l'église exerça donc parfois son pouvoir sur les grands de ce monde, considérés comme moins grands qu'elle. Et du coup se posent aussi des questions monétaires et fiduciaires (fiduciaire, du latin fides, signifiant comme on sait " en quoi on peut avoir foi, à quoi on peut faire confiance "). Qui va garantir la valeur de la monnaie ? Va-t-on mettre sur les pièces de monnaie le visage du Christ, juste la croix, ou le visage de l'empereur ? Au recto ou au verso ? Qui va fixer le taux de l'intérêt ? A qui va-t-on payer l'impôt ? A Dieu, ou à César ?3

Dans la tradition chrétienne, la première grande crise liée à toutes ces questions est connue sous le nom de " Querelle des Images ", ou de " crise iconoclaste ". En fait de querelle, ce fut une véritable guerre civile, qui dura plus d'un siècle, à travers tout l'empire byzantin. Elle éclata au grand jour (car elle couvait déjà depuis un certain temps), fin 726 ou début 727 lorsque, sur ordre de l'empereur Léon III4, on détruisit l'image du Christ à la porte du palais ouvrant sur Constantinople, c'est à dire à l'interface du palais et de la ville. La population assemblée proteste, et cela tourne à l'émeute. Pendant près de 120 ans, on va s'étriper pour ou contre le culte des images. Avec des hauts et des bas : le successeur de Léon III, Constantin V, aggrave la lutte contre les images, à tel point qu'il est surnommé Copronyme par ses adversaires. Cela se calme un peu sous le règne des impératrices Irène, puis Théodora. Le second Concile de Nicée (787) commence à fixer les règles d'utilisation des images par l'église, et déclare les iconoclastes hérétiques ; pendant ce temps Rome, prudente, se tourne politiquement vers l'Ouest, avec le sacre de Charlemagne le jour de Noël 800. Les affrontements repartent de plus belle avec les empereurs suivants, pour s'arrêter finalement avec le synode de 843. Les iconoclastes (littéralement " casseurs d'images ") comprenaient surtout les empereurs, le haut-clergé et l'armée ; les iconophiles (amis des images) ou iconodoules (serviteurs des images) comprenaient surtout le peuple et le bas-clergé (les moines, force considérable à l'époque). La crise était donc aussi une lutte pour le pouvoir temporel, entre deux factions se traitant réciproquement d'idolâtres (le mot d'iconolâtre n'a aucun sens dans ce contexte : l'icône étant une image autorisée ne saurait faire l'objet d'une " -lâtrie "). Selon Marie-José Mondzain5, le principal outil théorique ayant permis la sortie de la crise aurait été l'élaboration de la notion d' " économie ", entendue comme " la totalité du plan de l'incarnation jusque dans ses aspects les plus intimement corporels, la figure filiale du Christ qui est appelée " économie ", et pour finir l'ensemble de la gestion et de l'administration de toutes les visibilités dans le monde humain... "6.

Depuis, le terme " iconoclaste " est resté dans le vocabulaire courant, avec une connotation souvent péjorative ou réprobatrice, mais parfois aussi amusée (on le retrouve même en tant qu'injure comique dans la bouche du capitaine Haddock7). Lorsque les conquistadores espagnols ont fait main basse sur l'Amérique dite maintenant Latine, ils ont méthodiquement détruit les idoles des vaincus et les vaincus aussi (c'est de cette époque que vient le mot " fétiche ", d'une racine portugaise signifiant " chose fabriquée ", et fabriquée de main d'homme. Les primitifs ne sont pas les seuls à adorer ce qu'ils font. Nous aussi, parfois, nous tombons en extase devant nos propres créations). On a à nouveau parlé d'iconoclasme à propos des destructions d'images par les protestants de Hollande au XVIIe siècle, en préalable involontaire à la réinvention de la peinture. On peut entendre un lointain écho de ces luttes dans l'opposition PC-MacIntosh, qui s'est conclue provisoirement par la victoire des interfaces graphiques. Au Musée historique de Berne s'est tenue de décembre 2000 à avril 2001 une exposition intitulée Iconoclasme, vie et mort de l'image médiévale : " L'iconoclasme de la réforme constitue l'une des plus importantes révolutions culturelles que l'Europe ait connues. Entre 1520 et 1620, ce phénomène a touché la majeure partie de l'espace culturel germanique, du territoire de la mer Baltique, des Pays-Bas, de la France et des îles Britanniques.... "8. A l'occasion du festival de Cannes 2000, on a pu entendre à la radio que l'introduction des nouvelles technologies numériques dans le cinéma était " iconoclaste "9. La tendance à l'iconoclastie court tout au long de notre histoire. Cette " querelle byzantine " ne fut pas un épisode singulier de l'histoire des images, isolé et incompréhensible, mais une crise majeure, constitutive de notre civilisation10 : la première manifestation d'une tendance toujours présente de nos jours.



2. Du spectacle au cyberespace

Depuis quelques dizaines d'années, la question de l'image dans les sociétés contemporaines prend une tournure critique, voire polémique. La critique a commencé dans les arts plastiques, d'abord avant guerre sur un mode souriant avec principalement Duchamp (l'urinoir Fontaine, la Joconde à moustaches LHOOQ...), puis après guerre sur un mode plus grinçant avec dada. Pendant les années 30, 40 et 50, les questions directement politiques et militaires monopolisèrent l'attention et les moyens des uns et des autres11. Durant les années 60, dans les pays développés, la critique de l'image se développa sous de nouvelles formes, allant de pair avec une vague de contestation parfois violente de ces sociétés. Après une période durant laquelle les iconophiles semblèrent l'emporter, l'iconoclasme contemporain semble repartir : démontage de MacDonald, critique de la publicité12..., sur fond de contestation de la " mondialisation ". D'autres sociétés que la nôtre s'y mettent aussi, pour des raisons à vrai dire tout à fait différentes et moins ludiques : incendie de cinémas (avec les spectateurs dedans) pendant la " révolution " iranienne à la fin des années 70, destruction de bouddhas en Afghanistan courant 200113...

L'un des points extrêmes atteints par cette critique de l'image est indéniablement le livre du situationniste Guy Debord La société du spectacle14. Pour lui, " le spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un mode de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C'est une vision du monde qui s'est objectivée... La société qui repose sur l'industrie moderne n'est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste.... Image de l'économie régnante, [le spectacle] n'est rien que l'économie se développant pour elle-même... "15. Pour Debord, le spectacle n'est pas seulement des paillettes, des fanfreluches, de la réclame et des tromperies que l'on rajouterait sur un corps social qui pourrait être plus sain, plus naturel ou plus réel, le spectacle est le produit du développement du capitalisme, qui a tellement accumulé qu'il s'est mis à rayonner. Il ne faut donc pas seulement viser à détruire telle ou telle idole dominante, telle ou telle marchandise, tel ou tel ensemble d'idoles et de fétiches, il faut " détruire effectivement la société du spectacle "16, dans sa totalité. Cet iconoclasme est radical : l'ennemi désigné n'est pas telle ou telle hérésie particulière, mais " la reconstruction matérielle de l'illusion religieuse "17. Si, en sortie de crise à Byzance, l'économie fut conçue comme - résumé grossier - la réalisation du plan divin par la gestion des images - l'église chrétienne a prouvé sa maestria en ce domaine au cours des siècles -, alors, l'économie se développant pour elle-même résulte de ce simple fait qu'il n'y a plus de plan divin à réaliser, et/ou plus de gestionnaire de ce plan. Dans cette perspective, que le spectacle ne soit rien d'autre que l'économie en folie, " le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image "18, apparaît comme le dernier stade en date du processus commencé à Byzance.

Le dernier ? Pas sûr.

Tout le monde dans nos pays a maintenant entendu parler de l'internet. L'inventeur du terme " cyberespace ", William Gibson, le définit dès 1984 dans le roman de science-fiction Neuromancien comme " une hallucination consensuelle vécue quotidiennement... représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain "19. Le cyberespace serait une sorte de super-internet, à haut débit, généralisé, auquel on se rapporterait sur le mode de l' " hallucination ". Il n'existe pas encore, c'est un rêve, une fiction ou un cauchemar, en tout cas un projet auquel on travaille, et qui présente comme un air de famille avec la société du spectacle, dans laquelle, " à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ", est imposé " un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre... " (thèse 217).

Face à cette ressemblance, un certain nombre de questions se posent. L'internet va-t-il fatalement se développer en cyberespace mondial (il en est tout de même encore loin) ? Le cyberespace est-il le rêve d'une forme de spectacle total encore plus développée, où réel et virtuel deviendraient indiscernables ? Allons-nous vers un monde d'illusions et d'horreurs économiques assistées par ordinateurs? La société cyberspatialysée est-elle la société du spectacle augmentée ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous allons relire La Société du Spectacle, en tâchant d'y voir ce qui, plus de 30 ans après sa parution, est encore pertinent quant à la situation actuelle.

Commençons par la thèse 1 : " Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation ". Cette première phrase est un détournement, ou plutôt une mise à jour, de la première phrase du Kapital de Marx : " La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises "20. Aujourd'hui, on peut la lire comme : " Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de programmes. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une programmation " (en remplaçant " spectacles " par " programmes ", et " représentation " par " programmation ").

Continuons le détournement. Si l'on remplace " spectacle " par " cyberespace ", " virtuel ", ou quelque chose d'approchant, obtient-on une théorie du cyberespace ? (le soulignement marque nos interventions)

La thèse 4 (" Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ") peut se lire : " Le cyberespace n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des icônes dynamiques ".

Et la thèse 6 : " Le cyberespace, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n'est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée... Il est le coeur de l'irréalisme de la société réelle... Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire... "

Que l'on soit d'accord ou pas, qu'on estime que les formulations ainsi obtenues décrivent correctement la situation ou non, on ne peut que constater que le résultat de la substitution n'est pas absurde ; le procédé produit du sens. Poursuivons notre survol :

  - thèse 8 : " On ne peut opposer abstraitement le cyberespace et l'activité sociale effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé... Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé : la réalité surgit dans le cyberespace, et le cyberespace est réel...  "

  - thèse 42 : " Le cyberespace est le moment où la marchandise est parvenue à l'occupation totale de la vie sociale... C'est tout le travail vendud'une société qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre... "

  - thèses 57 et 39 : " La société porteuse du cyberespace ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société du cyberespace... ceci n'est encore vrai localement que sur quelques points, mais déjà vrai à l'échelle universelle qui est la référence originelle de la marchandise, référence que son mouvement pratique, rassemblant la Terre comme marché mondial, a vérifié. "

  - thèse 166 : " C'est pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que l'espace libre de la marchandise ( = le cyberespace ?) est désormais à tout instant modifié et reconstruit. "

  - thèse 216 : " ... le cyberespace conserve à la fois, et impose dans le pseudo-concret de son univers, les caractères idéologiques du matérialisme et de l'idéalisme... Réciproquement, l'activité rêvée de l'idéalisme s'accomplit également dans le cyberespace, par la médiation technique de signes et de signaux qui finalement matérialisent un idéal abstrait. "

  - thèse 218 : " ... La conscience cyberspatiale, prisonnière d'un univers aplati, borné par l'écran du cyberespace, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l'entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise... Ici se met en scène la fausse sortie d'un autisme généralisé. "

Cet échantillonnage pourrait être poursuivi et approfondi. Il est déjà suffisamment parlant, et montre qu'il est possible de déduire de La société du spectacle, par un détournement élémentaire, des éléments de ce que pourrait être une théorie de la société cyberspatiale. On se gardera de sauter trop vite à la conclusion que le cyberespace ne serait rien d'autre que la forme la plus développée du spectacle.



3. Je clique, donc je suis

L'échantillonnage précédent laisse en effet de côté un double aspect particulièrement important du cyberespace, que le spectacle ignore complètement : son interactivité, et son caractère polycentrique (l'une va difficilement sans l'autre).

Considérons les thèses 63 à 65 : " Selon les nécessités du stade particulier de la misère qu'il dément et maintient, le cyberespace existe sous une forme concentrée ou sous une forme diffuse... Le cyberespace concentré appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique... Le cyberespace diffus accompagne l'abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne... " L'internet, qui est la meilleure approximation que nous ayons du cyberspace pour le moment, a justement été construit pour ne pas avoir de centre, pour être aussi polycentrique que possible. Il tend à réaliser cette propriété théologique autrefois étudiée par Borges, qui est d'avoir son centre partout et sa circonférence nulle part21. On ne peut lui imposer un centre de contrôle - très exactement un cybercentre - sans en effondrer immédiatement les bénéfices escomptés. Jusqu'à présent, il semble assez incompatible avec les régimes politiques centralisés. Si certains nœuds de communication sont plus importants que d'autres, et certains acteurs plus potentats que d'autres, aucun n'est indispensable, et ne peut devenir hégémonique sans compromettre l'ensemble du système.

Alors que la communication spectaculaire est "essentiellement unilatérale" (thèse 24), d'un émetteur vers de nombreux récepteurs, la communication sur l'internet est multilatérale, tout récepteur pouvant aussi émettre, et ne s'en privant souvent pas. " Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé " (thèse 29) : dans le cyberespace, ce qui est séparé peut se relier, l'établissement d'hyperliens étant même l'une des principales activités des cybernautes, réactualisant ainsi sous une forme inattendue la formule bien connue de Marx : " Travailleurs travailleuses, robotniki de tous les pays, connectez-vous ! ". Ce qui se passe lorsqu'on clique sur une icône est bien différent du simple zapping. Dans le spectacle selon Debord, " là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d'un comportement hypnotique " (thèse 18). Mais dans le cyberespace, les images, les icônes, indéniablement réelles, ne sont pas nécessairement hypnotiques. Elles peuvent être dynamiques, et on peut en programmer les effets. La question cruciale devient donc : qui écrit les programmes (invisibles) auxquels renvoient les icônes (visibles) ? Qui écrit les scénarios pour tous ces dieux, à l'adresse desquels un clic tient lieu de prière ? Avec la multiplication et la mise en réseaux de ces icônes dynamiques, points de départ des hyperliens, n'assisterait-on pas aux premiers pas de la structuration, de l'auto-organisation d'une hyper-cyber-religion22 ? A lire les écrits de certains sectateurs des " nouvelles technologies ", on pourrait le croire ; ils sont d'ailleurs très évidemment prêts à en devenir grand-prêtres. On ne voit pas pourquoi le conformisme et le désir de sujétion cesseraient à l'orée du cyberspace, mais la passivité n'est pas une malédiction inévitable.

Et donc, si l'internet est à l'évidence un agent de la diffusion du spectacle, un instrument de la mondialisation, et va parfois de pair avec des états bizarres chez certains " internautres ", il ne semble pas pouvoir devenir un Etat second. Le cyberespace n'est pas, ou pas encore, le spectacle porté à un niveau supérieur. C'est un terrain d'affrontements. Des luttes confuses y sont en cours, dont les médias traditionnels nous apportent de temps à autres des échos parfois feutrés, parfois tonitruants, souvent distordus ou mal compris. C'est en ces moments-là que nous voyons passer, derrière le décor, l'ombre de notre vieille connaissance, l'iconoclaste, le casseur d'images, cette fois sous les espèces du pirate informatique, du hacker23. Il apporte sa réponse personnelle à la question déjà posée : qui écrit les programmes derrière les icônes ? Son ancêtre détruisait matériellement les images, en les traitant d'idoles, il a plutôt tendance à user de l'arme du ridicule24, probablement plus adaptée à un combat logiciel. Récemment encore, début février 2000, une " attaque " (en fait une forme un peu sophistiquée de bourrage de boîtes à lettres) suffit à mettre hors service, pendant plusieurs heures, les ordinateurs de plusieurs stars de la " nouvelle économie ", provoquant des pertes en bourse, un flot de commentaires et beaucoup d'émotion dans les milieux spécialisés. " Et si le but poursuivi par les intrus, sorte de Robin des Bois des temps modernes, était de faire tomber ces entreprises du piédestal sur lequel économistes, politiques et médias les ont mises ? ", s'interrogeait Libération le 10/02/2000. L'auteur de l'attaque, un jeune canadien âgé de 16 ans avait pris pour pseudonyme MafiaBoy. Bien sûr, tous les pirates informatiques ne sont pas des " hacktivistes ", de même que tous les bandits ne sont pas tous des Robin des Bois, ni toutes les marionnettes des Guignols. Mais en général, il n'est pas difficile de deviner à qui va la sympathie du public.

L'iconoclasme assisté par ordinateur prend parfois des tournures inattendues, involontaires de la part de leurs auteurs. A la mi-novembre 1996, le ministère français de la Justice envoie d'urgence un hélicoptère essayer de retrouver un procureur parti faire du trekking dans l'Himalaya : lui seul peut annuler une convocation extrêmement gênante pour le parti au pouvoir, qu'un de ses subordonnés a lancée pendant son absence à l'adresse d'un personnage considérable de la Mairie de Paris. Pas de cameraman ni en l'air ni encore moins sur le terrain, le procureur est d'ailleurs introuvable, pourtant, les journalistes de France 2 souhaitent illustrer le sujet par des images qui bougent, et non pas simplement donner l'information en plateau. Ils font donc dessiner quelques montagnes enneigées, et font clignoter et sautiller de place en place sur ce décor un alpiniste, un point d'interrogation et une icône d'hélicoptère. Quelques jours après, une lettre de lecteur dans Le Monde du 24-25 novembre 1996 s'indigne que l'on ose ainsi réduire une affaire d'Etat à un jeu vidéo.

En 1905, Henri Poincaré concluait déjà ainsi La Valeur de la Science : " Toute action doit avoir un but. Nous devons souffrir, nous devons travailler, nous devons payer notre place au spectacle, mais c'est pour voir ; ou tout au moins pour que d'autres voient un jour "25. Nous en avons déjà beaucoup vu, mais la même question revient régulièrement : néo-réalisme ou pseudo-réalité ? Passer ou casser ? " Chaque marchandise déterminée lutte pour elle-même, ne peut pas reconnaître les autres, prétend s'imposer partout comme si elle était la seule... [elle] s'use en combattant, tandis que la forme-marchandise va vers sa réalisation absolue "26. Le monde n'est pas une marchandise (qui pourrait l'acheter ?), mais le cybermonde ? Va-t-il se réduire à " une monstrueuse accumulation de programmes " ? Les cybermarchands vont-ils l'emporter ? Ce sera le feuilleton des années qui viennent.








1 Une histoire juive est symptomatique à cet égard : quatre rabbins un jour virent Dieu. Le premier mourut, le second devint fou, le troisième hérétique, et seulement le quatrième devint saint. Le rendement était plutôt faible, 25%. La bonne nouvelle qu'apporta l'évangile chrétien, c'est qu'on allait pouvoir passer à un rendement de 100%.

2 Dès les débuts du cinéma, de nombreuses vies du Christ furent tournées, avec une figure rhétorique caractéristique, très rare dans les autres films : le héros regarde la caméra, et donc le spectateur, en face.

3 Ces questions sont loin d'être une plaisanterie. Historiquement, les moyens de paiement ont toujours été porteurs d'images difficilement reproductibles, qui les garantissent symboliquement et les authentifient au premier regard. Il en va de même de nos jours. En 1995, en commémoration de l'invention du cinéma, l'Etat français avait lancé la fabrication de nouveaux billets de banque à l'effigie des frères Lumière, billets qui furent prestement et discrètement détruits lorsqu'on s'aperçut qu'Auguste avait porté la francisque sous Pétain. En 1999, l' " affaire Humpich " a mis en lumière que, sur une carte de crédit, c'est finalement l'hologramme qui constitue la partie la plus inviolable et la moins reproductible... (cf. http://parodie.com/humpich/, et Le Figaro du 16 février 2000)

4 On trouvera son image sur une monnaie en http://www.roman-emperors.org/leoiii.htm

5 Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l'imaginaire contemporain, Le Seuil, Paris, 1996.

6 http://www.cnrs.fr/Cnrspresse/n19a9.html (présentation de l'ouvrage de Marie-José Mondzain).

7 Dispute avec le lama, Le Temple du Soleil., Casterman, p.21.

8: Extrait de la présentation du catalogue (Iconoclasme, vie et mort de l'image médiévale, Somogy, 2001), en http://www.librairie-compagnie.fr/vitrine/titres/mai2001/iconoclasme.htm

9 France-Culture, retransmission d'un colloque sur l'avenir du cinéma, samedi 13 mai 2000.

10 Pour une histoire plus détaillée de la crise, cf. par exemple Michel Kaplan, La chrétienté byzantine du début du VIIe siècle au milieu du XIe siècle, Sedes, 1997.

11 Les images devant servir aussi directement que possible les buts de guerre, il n'était pas question de les critiquer en tant que telles. Les seules images à combattre et détruire étaient celles de l'adversaire. Un peloton de républicains espagnols anarchistes ? trouva cependant le temps de se faire photographier en train de fusiller un crucifix monumental. Dans le camp opposé, le " culte de la personnalité " fut une composante essentielle non seulement du stalinisme, mais aussi de toutes les autres dictatures de l'époque.

12 http://www.adbusters.org ; http://antipub.net ...

13 http://oumma.com/article/imprimer_article.asp?NumArticle=194
Addendum novembre 2001 : faut-il le souligner, les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ressortent évidemment de cet iconoclasme, qui a fait là encore un grand pas en avant dans son escalade.

14 Buchet-Chastel, Paris, 1967. Rééditions Champ Libre 1971, Gallimard, 1992 (Folio 1996). Egalement disponible en http://www.multimania.com/laplage/d_spec/index.html , http://library.nothingness.org/articles/SI/fr/pub_contents/7 ...

15 Thèses 5, 14 et 16.

16 Thèse 203.

17 Thèse 20.

18 Thèse 34.

19 William Gibson, Neuromancien, J'ai Lu, n°2325, Paris, 1985, p. 64. Le film Matrix découle directement de l'univers de Neuromancien, où " la matrice " était déjà synonyme de " cyberspace ". Le film eXistenZva encore plus loin, par ses composantes bio-technologiques, non prises en compte dans Matrix. On se rapportera éventuellement à mon article Une brève histoire du cyberespace, dans les Actes du Colloque " L'image de synthèse : valeur scientifique, valeur esthétique ", Editions de l'université Paris-VII, Paris 1994.
Qu'il me soit permis de profiter de cette note pour mettre un peu à jour cet article : après cette trilogie fondatrice, Gibson publia deux romans apparemment isolés : Virtual Light (Bantam Spectra Books, New York, 1993 ; Lumière virtuelle, J'ai Lu n°3891, Paris, 1995),.puis Idoru (G.P. Putnam's Sons, 1996 ; J'ai Lu n°5346, Paris, 1999). Au printemps 2001 paraît en France la traduction d'un sixième roman, All Tomorrow's Parties (Viking Editions, 1999 ; Tomorrow's Parties, Au Diable Vauvert, Paris, 2001), dans lequel se retrouvent certains personnages des deux précédents. Il s'agit donc d'une seconde trilogie, qui se conclut comme la première : par la prise d'autonomie et le départ dans le vaste monde d'un être de genre plutôt féminin, à cheval sur le virtuel et le réel, engendré par les humains, non hostile à leur égard, mais radicalement autre. Qui plus est, ces romans ainsi que les deux précédents sont construits grosso modo sur le même schéma : plusieurs séries d'événements apparemment indépendants, qui convergent à la fin. C'est là une des définitions classiques du hasard, ou de la coïncidence, auxquels sont soumis les personnages : ils vivent des dérives de prime abord erratiques, qui ne trouvent leur sens qu'à la fin. Autrement dit : la structure de l'oeuvre en général reproduit à un niveau supérieur la structure de chaque roman particulier, qui elle-même reproduit la structure des tribulations de chaque personnage particulier. Il y a là comme une sorte d'homothétie interne, comme la réalisation littéraire d'une prolifération fractale.

20 http://csf.colorado.edu/psn/marx/Archive/1867-C1/German/ch01.htm : " Der Reichtum der Gesellschaften, in welchen kapitalistische Produktionsweise herrscht, erscheint als eine ungeheure Warensammlung... " ; l'adjectif " ungeheure " signifie au moins autant " monstrueuse " qu'immense ou énorme.

21 Jorge Luis Borges, " La sphère de Pascal ", Enquêtes, Gallimard, Paris, 1957.

22 Philippe Breton Le culte de l'internet : une menace pour le lien social ? La Découverte, Paris, 2000. L'Internet, icône majeure pointant sur pas mal d'autres, mineures ou non, peut bien sûr devenir l'objet d'un culte idolâtre. Au delà, il faut envisager l'internet lui-même en tant que culte, l'internet en tant qu'appareil d'une nouvelle église l'Internet Society est d'ailleurs déjà subdivisée en chapitres. Pour la constitution de ce nouveau corps mystique, l'implémentation remplacerait l'incarnation...

23 Un des exemples les plus connus : Collectif Chaos Computer, Danger, pirates informatiques, Plon, Paris, 1989 ; Das Chaos Computer Buch, Rowohlt Verlag, 1988.

24 Un autre exemple parmi tant d'autres : " Qui a peur de Dennis Moran ? ", Le Monde, 01/07/2000, p.14.

25 Henri Poincaré, La valeur de la science, Flammarion, Paris, 1970, p.186.

26 La Société du spectacle, op. cit., thèse 66.