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L A P E S T E , E T C

( atelier 4, AV'83, La Rochelle, 25 / 6 / 83 )

= = = = = = = = = = =


Intervenants :
AM = Alain Montesse
JEM = Jean-Etienne Marie
JG = Jef Gilson
MC = MC
X = intervenant non identifié
Y = intervenant non identifié
YLM = Yves Le Marec
Z = intervenant non identifié
... etc, une vingtaine d'assistants au total,
qui n'interviendront pas tous.



>>> Conducteur pour l'atelier 4, en fac-simile A4 (Achtung ! : 300ppp, 2480x3508x256, 81k !) <<<




Comme convenu, on a projeté le Potemkine d'Eisenstein-Marie, puis passé la bande de l'entrevue Serres-Montesse à propos de la peste informationnelle.

La discussion s'engage maintenant sur cette notion. Quelqu'un pose la question des degrés de vérité comparés d'une oeuvre de fiction et d'un reportage.

AM - Je crois que j'ai malheureusement un élément de réponse quelque part...

X - Sur la question de savoir si l'on est à peu près aussi bien informé quand on ne lit pas les journaux que quand on les lit, c'est vrai, on a tous fait cette expérience, et même sur une assez longue période. Pour en avoir une image, on a dit à un moment donné que le vaccin de la grippe n'était pas une immunisation de l'individu contre les attaques dont il peut être l'objet, mais une immunisation sociale. C'est à dire qu'il faut qu'il y ait un certain nombre d'individus dans le corps social qui aient été victimes ou bénéficiaires de ce vaccin, pour qu'il y ait une protection globale. En ce qui concerne les médias, c'est exactement la même chose : en-dessous d'un certain seuil de gens autour de nous qui ne liraient plus ou qui n'écouteraient plus les médias, nous ne serions plus informés. Si Serres peut dire cela, c'est qu'il a autour de lui son réseau, plus ou moins explicite, informel, etc... Ce qui permet de poser les problèmes de la communication en des termes relativement paradoxaux par rapport à l'information.

(NDLC: qu'on se rappelle les nombreux paradoxes qui ont agité
le milieu des logiciens, depuis Epimenides jusqu'à Gödel, en
passant par Russel et Zénon. Je me demande si, dans l'infâme
bouillie qu'on nous sert actuellement sous le nom de théorie
de la communication et de l'information inextricablement mêlées,
ne se cacherait pas un paradoxe de ce genre...)

Y - Je suis bien d'accord avec ce que X vient de dire, mais je voudrais apporter un correctif. X se place sur le terrain des grands médias, pas sur celui de l'information quotidienne dont nous avons besoin, théoriquement, pour vivre. Il y a des structures de réseau... Qu'on pense par exemple à la vulgarisation scientifique, qui devient une sorte de spectacle à la Broomhead, ou à l'information technique sur la vidéo, on s'aperçoit qu'on n'a pas réellement l'information qu'il nous faut, mais c'est toujours enrobé. Tu parlais tout à l'heure de biologie, pour faire une comparaison, on achète de plus en plus dans les supermarchés de la nourriture déshydratée, tu as un grand carton, à l'intérieur il y a le sachet en aluminium, à l'intérieur encore le sachet plastique, et je trouve que l'information, ça devient ça: Il y a un gros paquet, et pour atteindre réellement ce dont on a besoin pour manger, il y a tout un espace qui est perdu.

AM - Oui, on vend l'emballage, et non pas le produit. Si on regarde l'histoire de la publicité, Vance Packard raconte dans "La persuasion clandestine" qu'une des premières boites de publicité à Chicago dans les années 1950 s'appelait tout bêtement L'Institut de Recherches des Couleurs. Et l'espace informationnel est tout aussi saturé d'emballages perdus que l'espace réel...
J'avais une réponse à faire, tout à l'heure, sur la différence entre représentation et information...

Y - Communication! Sur la différence entre représentation et communication.

AM - OK. C'est Jean Rouch qui parlait de Dziga Vertov,, et qui fait une disgression sur Eisenstein (il passe la cassette : ) :
" Le Cuirassé Potemkine n'était qu'un passage, ne devait être qu'un extrait d'un film, et il s'est pris à son propre jeu. Quand il est allé voir dans les archives ce qui s'était passé sur le Cuirassé Potemkine, il a trouvé très peu de choses. Quand il est revenu 1 an après, il a retrouvé les archives à la bibliothèque de l'Arsenal, à Leningrad, et là, qu'est-ce qu'il a trouvé, il a trouvé d'énormes archives, dont des photos, c'étaient des photos de son film. Et donc, il avait raison, le Cuirassé Potemkine, c'est beaucoup plus le film qu'il avait tourné que la véritable histoire de la révolte des marins de la Mer Noire." (source: France-Culture, Nuit Magnétique, Ma 8/6/1982)

JEM - Sur les rapports de l'information et du spectacle, ou de l'oeuvre : l'originalité, peut-être, de ce que j'ai tenté, c'est de faire basculer un texte d'Eisenstein, qui est un texte critique, donc un texte d'information, dans le spectacle. De telle sorte qu'il devienne élément proprement dramatique, de l'homme qui regarde son oeuvre, et qui recrée en quelque sorte son oeuvre face à cette oeuvre même . Là, il y a un basculement et, si vous voulez, une fusion entre les deux points de vue, qui normalement se trouvent très éloignés l'un de l'autre .

Y - Et nous avons entendu encore une chose différente.

(rires )

(NDLC: Je ne peux m'empêcher de verser une pièce supplémentaire au
dossier, dont je n'ai pas fait état à La Rochelle, parce que l'opportunité
ne s'en est pas présentée, mais qui est susceptible de jeter une
nouvelle lueur sur le Potemkine. Pourquoi, en effet, ce cuirassé-là,
baptisé de ce nom-là, et pas un autre?

Henri Troyat a publié, chez Flammarion, une biographie
de la Grande Catherine, où nous trouvons nombre de
précisions sur ce personnage historique que fut Potemkine :

"Potemkine se révèle le magicien de l'instant, le roi du trompe-I'oeil.
Pourtant, tout n'est pas illusoire dans son oeuvre. Il a vraiment levé
une armée de Cosaques, organisé l'agriculture, fondé des villes,
attiré des populations nomades, des colons étrangers, construit
des bateaux, ouvert des ports. Cela ne lui parait pas suffisant.
Pour être digne de l'impératrice, il ajoute à la réalité la fiction.
Il introduit, dans le présent, les couleurs d'un avenir possible.
"
(CATHERINE LA GRANDE , LE VOYAGE EN CRIMEE, p.388)

Reprenons maintenant le cours de notre retransmission. Après un long silence, AM reprend la parole .

AM - J'ai prévu une série d'extraits-cassettes, concernant la peste, des origines à nos jours, mais... On ne va pas faire comme ça.
Lorsque j'ai commencé à m'occuper de préparer cet atelier, je me suis rendu compte que le champ sur lequel j'allais me baser pour parler des grilles, des programmes, etc., champ qui n'est pratiquement pas balisé dans la théorie des médias, est tout de même un champ relativement balisé dans le domaine de la musique.
En ce sens que la musique classique se termine vers la fin du XIXe siècle, avec l'effondrement du système tonal qui a été remplacé par la prétendue révolution sérielle et par d'autres choses qui sont moins connues, que d'autre part le jazz est né à peu près à la même époque, et que le concept de grille est extrêmement important dans le jazz. C'est à peu près le seul domaine que je connaisse, où il a été utilisé avec à peu près le même sens que dans les médias.
A un détail près, c'est que l'échelle de temps est totalement différente.
Je pense que le mieux serait de passer des extraits relatifs à la fin de la musique classique. Qu'il faudra évidement transposer en "fin du cinéma et de la télévision classiques ''.
Avant, je vais quand même situer un peu l'art moderne, tel qu'il a commencé à apparaître. C'est Daniel Charles qui parle :

" Dick Higgins, qui est un grand érudit américain, disciple de Cage mais aussi professeur d'université, m'a appris que post-moderne est un mot employé par la critique picturale des années 1880 en Angleterre, pour désigner la peinture anglaise qui était différente de la peinture impressionniste en France, et qui était plus moderne, et qui était donc post-moderne, puisque les impressionnistes, eux, se targuaient de modernité. Alors, on est tout de suite, avec "post-modernité", dans un contexte critique, ou du moins un contexte polémique. "Post", finalement, signifie :"Vous avez cru échapper à l'histoire, eh bien, on vous y remet". Post, en fait, doit s'employer avec je dirais un zeste d'ironie, au sens où les pré-socratiques ne savaient pas que Socrate allait venir, et pourtant, ils se sont bien conduits en pré-socratiques.
La post-modernité, par conséquent, devrait commencer en 1880, si l'on en juge par les érudits. Mais il me semble pouvoir proposer une autre date, et c'est une date que je propose, évidemment, de manière un petit peu affective, parce que c'est une option que je prends en même temps, et je propose 1912.
Pourquoi 1912 ? Pour plusieurs raisons. D'abord, c'est le temps où, dans le plus grand secret, un nommé Marcel Duchamp élabore ce qu'il appelle un erratum musical, qu'il appelle de manière légèrement prémonitoire "
La Mariée mise à nu par ses célibataires, même" . Qui dit Duchamp dit aussi Erik Satie, dit aussi, par conséquent, des musiques qui étaient des musiques ironiques et qui, quand même, existaient à cette époque-là, même si la modernité officielle, c'est à dire le debussysme, les rejetait. Autrement dit, un contexte, pour la post-modernité, dès 1912, et c'est pourquoi je choisis cette date .
Bon . Cette date, je la prends aussi parce que - et 1à, je pense à un texte très beau de Clément Rosset, qui est un philosophe français et qui a écrit sur le naufrage du Titanic des pages inoubliables - c'est bien entendu à cette époque-là, au mois d'avril si mes souvenirs sont exacts, que le Titanic, qui symbolise la modernité et qui est incoulable puisque c'est un bateau avec 16 caissons étanches et que l'on ne peut soupçonner d'avoir été mal construit puisqu'il sort des chantiers navals de Belfast, qu'à bord il y a le révérend Carter, qu'il y a une chorale qui dans cette nuit étoilée égrène toutes sortes de tangos, de mazurkas et de polkas... Par cette nuit, donc, totalement illuminée et bien claire, le commandant prend un léger repos, et un iceberg vient, non pas du tout comme tout le monde le pensait heurter le bateau de face, mais par le travers. Les 16 compartiments étanches sont ouverts l'un après l'autre par la partie dissimulée de l'iceberg . Ce qui fait qu'il y avait un beau bateau à 1 heure du matin, et 3 heures plus tard, plus rien . Plus rien, avec évidemment tout l'aspect comique que Clément Rosset souligne, à savoir qu'on est passé des mazurkas aux hymnes religieux, et plus le bateau s'enfonçait, et plus on chantait "
Plus Près de Toi, Mon Dieu, Plus Près de Toi".
Ca me parait être un événement typiquement post moderne. C'est à dire que la charge critique de la post-modernité se trouve en quelque sorte coagulée dans le récit de la mort du Titanic . Une certaine technologie, moderne, qui prétend s'emparer de tout, et se prétend surtout sûre et assurée de tenir le coup, alors que peut-être elle a des failles et elle est soumise à des aléas parfaitement inattendus dans cette époque où tout le monde croit que le monde va resplendir et s'épanouir...
"
( France-Culture, Atelier de Création: "Vous avez dit post-moderne ?", printemps 1983)


///...///
Ici, l'enregistrement s'interrompt. Il reprend avec la fin de la rediffusion d'une interview de Gérard Gubisch par Gérard Geay, à propos du Traité d'Harmonie de Schönberg, que G. Gubisch a traduit et qui vient d'être publié chez Lattès (F. Culture, journée Schönberg, 25/5/83) . Il y était question plus précisément d'Erwartung, et du caractère chaotique et non-répétitif, a-thématique, de cette oeuvre.

MC - Je suis quand même un peu perplexe, sur la façon dont tu assimiles la grille des programmes à une grille sur laquelle on improvise. Parce que la grille en musique est un canevas, une règle du jeu, sur laquelle le musicien brode des variables, et le plaisir de l'auditeur vient de ces variations, tandis que la grille des programmes, c'est un emballage; quelle que soit la variété des choses qu'on a dedans, c'est toujours la même chose .

AM - Mmmm.... Non, pour deux raisons. Premièrement, pour les gens qui prennent plaisir à regarder la télé, et malgré tout il y en a, on peut supposer que les produits qu'ils découvrent à l'intérieur de ces cases leur apportent...

MC - C'est peut-être le plaisir de la répétition. C'est peut-être la grille elle-même qui leur apporte ce plaisir, et non pas les variations .

AM - Oui, mais il faut quand même qu'il y ait un minimum de nouveauté.

JG - Vous parlez de la grille comme si elle était monolithique; vous parlez également de règle du jeu. Mais il y a plusieurs jeux, il peut y avoir plusieurs sortes de règles, ce n'est pas aussi monolithique que vous le dites. La grille d'improvisation, elle peut être jusqu'à un quasi-informel comme dans Erwartung, mais elle peut être aussi tout à fait chiadée et de différentes façons . Et une grille-programme, ce n'est pas immuable non plus; elles sont d'ailleurs, en radio, remises en cause de temps à autres, histoire de trouver autre chose.

AM - En télé aussi . Tous les 3 mois, à peu près .

JEM - Il est certain que, lorsque Dandrel a été éjecté, un des directeurs de la radio me disait "Pourquoi toutes ces histoires? Au fond, les contenus ont fort peu d'importance, ce qui compte, c'est la grille".

JG - Le mot "grille" est une généralité. Des grilles, on peut en inventer de toutes sortes. Donc, il n'y a pas la grille mais les grilles.
De toute façon, toute oeuvre est plus ou moins basée sur une grille . Nous venons de voir le Potemkine, la grille, on ne l'a pas, mais on peut la reconstituer, puisque l'auteur nous la décrit, partiellement par le texte, et c'est effectivement par là que j'ai trouvé l'ensemble tout à fait passionnant - et ça méritait effectivement; d'être vu - parce que c'est beaucoup d'un seul coup.

MC - Quand on a dit que toute oeuvre a une structure, qu'est-ce qu'on a dit?

JG - C'est précisément l'objet de notre débat. Moi j'arrive un petit peu avec mon point de vue de musicien, mais je suppose que vous avez les mêmes nécessités que nous. Il faudrait effectivement parler de quel type de grille.

JEM - J'aimerais dire un mot, parce que j'ai un peu potassé la question. Un compositeur se donne une forme se donne des schémas plus ou moins implicites, parfois extrêmement précis et même jusque dans le détail, surtout maintenant avec les nouvelles musiques informatiques, où tout doit être prévu, mais le beau miracle de la musique, c'est que la musique nous assaille par le corps, par les oreilles, par n'importe quelle cellule des nerfs, et vous pouvez accumuler cinquante grilles les unes sur les autres, la musique est beaucoup plus efficace que cela et n'a de cesse que de flanquer toutes ces grilles en l'air. Alors, on peut considérer évidemment une grille de télé comme une hyper-oeuvre, puisqu'elle inclut des oeuvres dans un ensemble, et le monsieur qui la fait, on peut le considérer comme une sorte d'hyper-créateur. Mais il n'empêche qu'au niveau de la perception, ce que vous recevez va vous assaillir d'une façon infiniment plus complexe que les grilles des oeuvres, que la grille générale, et que tout ce que l'on pourrait analyser en détail.
Dans un bouquin, j'ai parlé d'une sorte de lutte épique, dans l'époque actuelle, entre deux formes de pensée antinomiques., l'action des mass-medias d'une part, et l'informatique de l'autre. car avec l'informatique vous avez (0,1), et avec les mass-medias, vous avez une action sur l'individu qui est totalement contraire et qui va dans une tout autre direction.

(NDLC: si le "message", improvisé ou lu dans une
mémoire, se détériore au cours de sa transmission,
c'est une faculté du récepteur que de rattraper cette
détérioration par des trucs à lui, et même d'en rajouter
qui n'y étaient pas. Autrement dit, la perception créative
détourne.)

YLM - En ce qui concerne le montage vidéo, il y a certains vidéo-clips que j'ai maintenant tendance à me repasser comme une musique, parce que ça engendre le même plaisir.

JEM - J'ai avancé la possibilité d'une musique sans son. Parce qu'il y a dans le film autant et même plus de paramètres que l'on peut percevoir musicalement, c'est à dire une certaine structuration du temps, que dans la musique faite avec les sons. Alors avec l'audiovisuel, le jeu des deux, on peut aller beaucoup plus loin. mais pour moi., qu'une image sans son soit perçue comme une musique, me semble tout à fait naturel.

Y - De toute façon, il y a longtemps qu'il y a des cinéastes. qui ont fait des films. Le montage n'est rien d'autre qu'une structure musicale - je pense en particulier à Vertov : L'Homme à la Caméra, c'est fondamentalement musical, me semble-t-il.

JEM - Oui, mais je ne suis pas sûr qu'il y ait des cinéastes qui soient allés au bout de ce propos. On peut structurer les travellings comme un thème musical; on peut structurer les gammes comme un thème musical. Vous pouvez prendre tous les paramètres comme cela, et faire une sorte de symphonie visuelle très complexe, très structurée. Le cinéma n'est encore jamais allé jusque-là. Dans cette direction, oui, mais jamais systématiquement. Je dirais à la limite, que le cinéma est à découvrir, encore.
Prenez Robbe-Grillet : il a formalisé musicalement un contenu sémantique, c'est à dire, il a pris une histoire sur laquelle il a mis une grille musicale. Mais ce qui m'intéresse, moi, c'est le langage de la grille elle-même. C'est à dire que c'est toute la structure musicale, qui nous parle, qui nous dit des choses différentes, parfois redondantes, de ce qui est dit au niveau de l'histoire. Et ceci est encore à exploiter; on n'en est encore qu'aux balbutiements.

X - Il y a quelqu'un qui va dans ce sens-là en ce moment, c'est Godard .

MC - Là, on est en train de parler de la structure des oeuvres, et non pas des programmes. Il me semble que ça ne fonctionne pas du tout de la même façon au niveau des oeuvres, et au niveau de la structure globale. Il y a une nature tout à fait différente entre l'emballage et la structure même de l'objet.

JEM - Il y a une image, qui est celle du couvent. Vous allez dans un couvent, volontairement, parce que vous savez que vous aurez les matines à telle heure, les nones, et puis les messes, et puis les vêpres et puis les complies, vous avez toute une rythmique qui va structurer votre vie mentale, votre vie affective. Et au niveau des saisons, ça va changer. Elle est formidable, cette grille. Si vous étudiez tout le canevas de la vie monastique, c'est une hyper-grille absolument extraordinaire. Dans laquelle vous entrez volontairement . Mais actuellement, la société moderne est en couvent. Sans avoir voulu y entrer. Par les grilles de programmes.

MC - C'est un rituel, d'accord.

JEM - Oui, mais auquel vous pouvez difficilement échapper.

X - Qui est la première et la seule manifestation du temps post-antique .

JEM - Au lieu d 'une liturgie, vous avez la publicité . Au lieu de chanter Pâques, on vous vend des minijupes.

X- Et c'est le seul temps que l'on connaisse, si l'on s'en réfère à Le Goff. C'est le seul qui soit à notre portée, implicitement. C'est le temps des moines.

JEM - Oui, mais le temps des moines reposait quand même sur des traditions bien antérieures, ne serait-ce que parce qu'il y a des saisons.

(Brouhaha divers, tout le monde parle en même temps)

Z - Je peux peut-être amener une information, je ne sais pas ce qu'elle vaut, j'ai lu un bouquin d'Alain Deloy (NDLC: ??), qui a fait l'étude d'une république jésuite en Amérique. du Sud. Je crois que c'est au Paraguay. Et le problème qu'ont eu les jésuites, c'est l'incorporation du temps, donc par les cloches, par rapport à la vie des Indiens. Et ils ont été obligés de monter des villes du type La Roche-sur-Yon, c'est à dire très quadrillées, avec de grosses tours pour pouvoir pénétrer dans le lieu de la vie du couple, parce que les Indiens, pendant des dizaines d'années, se sont opposés à la vie des cloches. En plus, c'était une peuplade de moeurs plutôt libres. Et ils leur ont imposé ce temps pour les mettre au travail. Car ce temps liturgique est un temps qui a été orienté vers la productivité, même si le mot n'existait pas encore, à la fin du Moyen-age.

X_ Tu parles d'une application territoriale de cette grille, qui a été appliquée sur le sol, ce qui fait qu'on a réellement engrillé, qu'on a eu des numéros sur les maisons, des choses comme cela, qui fait que la rue a changé de sens : ce n'est plus le lieu de la vie. Car c'était un magma, la rue. Et cet engrillement a été opéré à travers des épidémies de peste, et on en est encore là.
(à AM : ) Quand tu parlais de peste tout à l'heure, est-ce que c'est un peu ça que tu voulais dire ?

AM - Oui, c'est une des applications possibles. Ce que j'appelle peste, c'est le moment où la grille devient tellement fine qu'elle n'engendre plus que des situations indécidabilité.

Z - Moi j'aimerais mieux en parler en termes de réseaux. On peut remonter aux Incas, et aux Romains, qui ont créé des réseaux, et on s'aperçoit qu'une société vit au rythme du réseau principal qu'elle s'est donné. La route, le chemin de fer... C'est très tardivement qu'on a institué le réseau des caniveaux, qui a eu d'énormes conséquences sur la santé publique, sur la vie sociale, sur l'évolution de la loi, etc. Plus la cité grossissait, plus le réseau s'est affiné, et a imposé la notion d'intérêt et de service public.

AM - Vers quelle date ?

Z - Dans les pays de Flandre... Ce sont les Hollandais qui ont les premiers imposé ce qu'on pourrait appeler l'intérêt public et la remise en cause de la propriété, à travers le système des canaux. En France, lorsque les municipalités ont installé des places du Marché, ça a toujours été acquis par vente forcée auprès de quelqu'un qui ne comprenait pas pourquoi ça tombait sur lui. Et ça existe encore au niveau rural...

AM - Les remembrements, c 'est justement une tentative de reconstituer un réseau à mailles plus larges.

(NDLC : à propos de ces histoires de canaux, j'avais
justement amené une cassette consacrée à l'histoire du
Canal du Midi: comment il fallait nécessairement (?)
avoir inventé la brouette auparavant, quels sont les
problèmes d'alimentation du canal en eau, problèmes
d'écluses, de fuites, de robinets, et de réservoirs,
franchissement de la ligne de partage des eaux, etc.
Toutes questions qui se posent presque dans les mêmes
termes en ce qui concerne les canaux de télédistribution. . .
dans lesquels, pour couronner le tout, la Compagnie
des Eaux s'apprête à investir massivement.

A propos d'autres sociétés où le pouvoir passe
par le contrôle des canaux, on peut aussi relire
LE DESPOTISME ORIENTAL, de Wittvogel, Ed. de Minuit.)

V - On a démarré en parlant de saturation de l'information. On peut s'interroger sur les réseaux, etc., mais ce n'est pas là le plus important. Le plus important, c'est qu'il s'agit d'occuper du temps. Il faut que le temps soit plein. A côté de cela, il y a des choses, qui sont en dehors du tempe, ou plutôt de ce temps-là, et ce sont les oeuvres. Je suis bien d'accord avec ce qu'a dit Marie, mais je ne crois pas qu'il faille privilégier les structures musicales pour faire un film. Ou alors, je dirais en tant que peintre qu'il faut que la peinture envahisse le cinéma. Mais le paramètre à privilégier me semble être le temps.

M - Avec tout ça, on n'a toujours pas dit ce que c'est qu'une grille. Musicalement.

AM - Tu fais Mi, Mi7, La, Mi, Si7-La7, Mi, et tu as la grille du blues.

JG - Partant d'un thème, on l'harmonise, puis on laisse tomber le thème, on garde l'harmonisation, et on construit un autre discours dessus.

M - L'anatol est une grille ?

JG - Particulièrement simple, oui, mais c'est une grille. Du type I-II-V-I, ou I-IV-V-I, qui désigne les degrés sur lesquels on construit les accords.

JEM - Du point de vue de la grille, par rapport à la musique, il y a ce phénomène qui est la grille de la coupure des notes de façon discrète. Actuellement encore, en grande majorité, l'octave est coupée en 12 intervalles. Il y a des musiciens qui l'ont coupée en 24 ou en 36 intervalles, qu'on appelle micro-intervalles. mais on arrive maintenant, avec l'informatique, et les synthétiseurs, à faire voler cela en éclats. c'est à dire qu'on arrive à avoir des micro-intervalles tellement petits, une grille tellement fine, que l'oreille est complètement perdue. Il n'est pas possible de symboliser cela, et on perd la notion de grille. Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que l'oreille a une telle finesse de perception qu'elle reconnaît 2 grilles différentes, que l'on ne peut absolument pas analyser. Le seul moyen d'analyse, c'est le plaisir de l'oreille. On bascule de la grille dans le plaisir et ]e trouve cela très passionnant.

YLM - Je ne suis pas tellement d'accord. de dire "d'un côté la peinture, d'un autre la musique, d'un autre le film"; dans les video-arts, il y a un rythme musical, qui est tel, qui n'a pas été calculé comme en rythme musical, à coup sûr, mais qui reproduit une grille de ce genres où il n'y a pas de codage possible, parce que ça devient trop complexe.

Y - On a donc parlé de 2 types de grilles différents. Une grille qui est consubstantielle à l'oeuvre, nous en bavardons allègrement depuis un moment, et une grille qui semblerait plus consubstantielle au politique.

AM - C'est à dire que les grilles internes à l'oeuvre regarderaient plutôt les auteurs, et que les grilles qui seraient plutôt du côté du politique regarderaient plutôt les programmeurs. c'est à dire que les programmeurs seraient éventuellement en droit de se considérer comme des super-auteurs, mais qu'en pratique, ils se conduisent plutôt comme des politiques - et au sens le plus ringard du terme en général?

(rires)

Y - Je ne voulais pas m'avancer. . . Je tendais ce genre de perche pour savoir où se situer.

YLM - Tu tends dans le style auteur, ou programmeur ?

AM - Personnellement ? Auteur. Ca, il n 'y a pas de doute là-dessus.

Y - Il faut dire : "l'auteur a droit à la prise du pouvoir au niveau politique. En '68 déjà..."

AM - Oui, mais on s'aperçoit très vite que c'est très emmerdant ! (rires )
Qu'est-ce que je voulais dire? Oui, tu disais tout à l'heure que les grilles de programmes sont très différentes des grilles d'improvisation, oui, mais pour une raison bien simple, c'est que les grilles de programmes-medias ne sont pas faites, surtout pas faites, pour l'improvisation. C'est assez capital, comme différence. J'ai cherché des choses sur le direct à la télé, je n'en ai pratiquement pas trouvé. Sur l'improvisation musicale, il y a peu de choses, mais il y en a quelques-unes...

YLM - Les cadences, par exemple.

JG - C'est juste un souvenir, à l'heure actuelle.

YLM - C'est un souvenir ?

AM - Quoi, l'impro ?

JG - Les cadences sont fixées. Prenez un concerto de violon: la cadence a été écrite par Machin, il fait autorité, maintenant c'est fini, la cadence. On n'improvise plus. Je parle de souvenirs.
L'aléatoire peut rentrer dans une grille, et la grille est justement intéressante pour donner la possibilité à des variantes très diverses d'exister. La programmation, si elle fige tout, ça fiche tout en l'air. Il faut qu'une grille de programmation laisse en somme l'aléatoire vivre. Si on écrit les cadences de Machin, ça y est, c'est foutu.

YLM - C'est à dire qu'il n'y a plus de plaisir ?

JG - C'est pas qu'il n'y a plus de plaisir, mais ça sera éternellement répétitif. On joue toujours la référence. Or, la télévision est extrêmement intéressante en ceci que ce n'est pas du cinéma, on peut varier d'une fois sur l'autre, et dire vingt choses différentes sur le même fil conducteur. C'est pour cela que la programmation est extrêmement importante, et ne doit pas être laissée à des programmateurs strictement politiques. Et l'artiste doit s'en mêler. En tout cas, en musique, moi, je m'en mêle. Je n'admets absolument pas que l'on m'impose une grille, toujours la même, comme l'anatol dont on parlait tout à l'heure. Ca, c 'est trop, il y a des moments où l'on craque .

MC - Et est-ce que tu admets, en musique, que l'on t'impose des horaires ?

JG - Ca peut être excitant . parce qu'on est obligé de tout ramasser. Je ne dis pas que ce doit être la seule règle, il y a des fois où on peut avoir envie de dépasser la limite, mais je pense qu'il n'est pas mauvais d'être obligé de dire quelque chose dans un espace concis .

(bruits de micro)

MC - ... ce découpage du temps en zones préétablies...

JG - Il faut quand même des proportions. Celles-là même dont parlait l'auteur de Potemkine. Ce n'est pas pour rien qu'il parlait de 2/3 et pas de 3/4. Il cherche des rapports que l'on retrouve même dans le cadrage de ses images .

JEM - Je m'excuse de cette parenthèse : j'ai découvert toute cette séquence, qui est construite sur la spirale logarithmique, après avoir appliqué le texte sur le film. La corne de la jetée du port, et tous ces mouvements qui sont des spirales logarithmiques, je ne les avais pas vus. C'est en utilisant ce texte et en le mettant sur les images que je ne suis dit "Mais là, il y a toute une séquence qui est construite là-dessus, et sur rien d'autre''. Je ferme la parenthèse.

Y - Alors là, ça renvoie à nos propres structures. C'est dans la mesure où ce rapport nous représente nos propres structures qu'il y a plaisir.

JEM - Oui, avec cette différence, c'est qu'une structure occidentale et une structure non-occidentale ne sont pas forcément la même. Vous prenez un musicien indien, quelconque, il va vous donner une note, il jouit de cette note, il la répète, comme ça, et puis quand il en a marre il passe à la suivante. Et puis, peu à peu, il va avoir sa gamme. :Et quand il a sa gamme, il va commencer à faire un certain nombre d'improvisations. Il n'a pas conscience du temps, il jouit du temps, au fur et à mesure, il n'a aucun souci de se dire "J'ai besoin de proportions et il faut que j'aie terminé dans une heure".
Le même monsieur, quand on lui demande de faire un disque, un disque, bon, c'est trente minutes, et il faut mettre votre raga là-dedans. Le monsieur est obligé de prendre des proportions, de dire je vais mettre 3' là, et puis 4' là, et ainsi de suite . Et ce n'est plus de la musique hindoue, c'est de la musique occidentale.

//////// /(changement de cassette)

JEM - ... je crois que c 'est une illusion de se dire "Je vais devenir hindou du jour au lendemain'', ou je vais prendre la pipe et je vais m'évader ailleurs. On est ce qu'on est, et on est conditionné par 7 ou 8 ou 10 siècles derrière nous.

AM - Je vais raccrocher sur le temps spatialisé, parce que, effectivement, c'est un concept dont on fait assez peu d'usage. Pour mémoire, c'est Joseph Gabel qui l'a d'abord, et c'est issu d'une sorte d'étude comparative entre les psychothérapies et les philosophies du Dasein, et le marxisme à la mode Lucàsz. C'est dans La Fausse Conscience, chez Arguments, et le Minkovski qui y est cité, auteur du Temps Vécu, est le psychiatre, à ne pas confondre avec le physicien qui a prolongé les travaux d'Einstein sur l'espace-temps. Bon.
Quand on parlait du temps monastique, tout à l'heure, temps qui est essentiellement cyclique, ce temps reposait lui-même sur un temps cosmique planétaire :les 24 heures, les 4 saisons, etc. Temps planétaire qui est censé être cyclique. A un détail près il n'est pas exactement cyclique. Il y a la précession dies équinoxes. Le point vernal, le point du zodiaque où se lève le soleil le premier jour du printemps, à l'équinoxe, ce point se déplace doucement, et fait le tour complet du zodiaque en 25000 ans et des poussières. Certains historiens des religions ont même cru. pouvoir établir une correspondance entre le signe du zodiaque où se levait le soleil à une époque, et la religion dominante de cette époque . Donc, ce temps apparemment cyclique a un petit résidu, qui s'accumule . Et le temps irréversible sort du temps cyclique à cause de ce petit résidu. Le temps cyclique des sociétés primitives, nous en sommes sortis, il faut bien le reconnaître . Nous sommes entrés dans un temps irréversible, mais, pour la quasi-totalité de la population et de la vie quotidienne, il n'y a qu'un temps qu'on peut qualifier de pseudo-cyclique, et qui présente toutes les apparences du temps cyclique . Saut justement ce petit résidu, qui est à la racine de l'accumulation et qui est passé sous silence, complètement dénié d'existence . Mais pourtant, il continue à s'accumuler, et rend nécessaire ce changement radical qui, etc. Vous aurez reconnu au passage les thèses sur le temps de La Société du Spectacle de Debord.
Et donc, le temps spatialisé n'est rien d'autre que du temps pseudo-cyclique qui cherche à effacer le pseudo, et à se faire passer pour le vrai. La semaine de travail, les 24 heures de la journée, les vacances, etc.

JEM - Cette réflexion est amusante, car sur le plan musical, il y a l'échelle des harmoniques, qui est dite cyclique. On va d 'octave en octave, de quinte en quinte . Or, un compositeur mexicain, Juan Carrillo, dont je poursuis les recherches, et qui avait une oreille d'indien comme il se doit, a trouvé que l'octave n'est pas l'octave, mais quelques fragments de fréquence en plus. Et il explique la chose comme cela en tant que violoniste : quand je mets le doigt sur le milieu de la corde, je ne divise pas la corde en deux mathématiquement, mais il y a un point mort, qui fait que les 2 moitiés de la corde sont plus petites que la moitié mathématique de la corde, et par conséquent le son est un peu plus haut . Autrement dit, il n'y a plus d'octave, il n'y a plus de cycle, et chaque son des harmoniques est spécifique. Ca rejoint d'une façon assez étonnante ce que vous disiez sur ce résidu, à l'échelle du soleil et de millions d'années d'un côté, et ici à l'échelle de centièmes ou de millièmes de secondes. C'est très pascalien, comme remarque.

Y - En ce qui concerne l'oeuvre picturale, le rapport au temps, c'est le temps d'entrée et de sortie du regardeur, c'est un temps de dimensions variables. Et je ne suis pas sûr que l'auditeur soit tout entier soumis au temps de l'oeuvre, qu'il n'en décroche pas périodiquement ou au moins aléatoirement.

JG - On peut très bien sortir de ce chronos variable, et adopter le système des 12 sons, l'organisation tempérée telle que l'a fixée J-S Bach. Et à ce moment-là, on sait très bien qu'on est faux; On en prend son parti, et le jeu est en 12.

JEM - C'est ça. Tout ce qui est dit "naturel", dans l'art, on vise à masquer des choses qui relèvent du culturel, donc de la volonté. L'homme est un véritable silo, dans lequel on empaquette nos sensations, c'est dans tel numéro du silo, tout ce qu'on perçoit, et on joue avec ça. On combine avec ça. Simplement qu'il est aussi naturel de faire du 1/18ème de ton que du 1/2 ton. Tout ça est un jeu artificiel et culturel, et on construit avec ça....

(NDLC: à ce moment, il y a une paraphrase du théorème
de Gödel que j'ai ratée: ''Pour tout homme, il existe une sensation
qui n'entre dans aucune case du silo, et qui le fait sauter")

... et on essaye de s'évader de cette parole de Laborit qu'il ne faut pas oublier: "Je suis les autres, les autres sont en moi". La seule façon qu'on a de s'échapper du conditionnement des autres, c'est de combiner, de jouer avec ces cases, et d'établir une oeuvre où l'on dise un petit quelque chose.

AM - Et le petit quelque chose, c'est quoi? par rapport à cette combinatoire des cases ?

JEM - C'est ce qui sera un peu personnel dans l'oeuvre, c'est ce qui fait un peu avancer les choses, mais qui est très très limité en réalité.

AM - Oui, mais...

JEM - Ce qu'il y a d'extraordinaire chez lui (à propos d'AM, NDLC), c'est qu'au lieu de dire "je, je, je, moi je...", alors qu'il ne dirait que les autres, il utilise les autres pour exprimer le "je" ; il ne pense que par cassettes! (rires)

JG - Je crois quand même une chose, excusez le je, mais c'est bien parce que je veux dire, c'est que pour qu'un art soit consommé, il faut qu'il ait un certain passé. La musique des synthétiseurs n'a pas de passé, elle a beaucoup de mal à s'imposer à cause de cela. Idem pour la musique sérielle. Et un art a besoin de vivre sur des traditions. Ce qu'il faut, c'est le dépassement de ces traditions, mais on ne peut pas en sortir brusquement. Je n'y crois pas.

JEM - Oui, mais on se heurte parfois à des problèmes tels qu'on est obligé de trouver une solution, qui peut s'éloigner assez fortement de ce qu'on appelle la tradition. Quand je me heurte à l'infini des sons, à cette absence de grille, ça pose beaucoup de problèmes. Et cette évasion hors des grilles, ce sont l'ordinateur et le synthétiseur qui nous le proposent. Au lieu de créer des objets sonores ou visuels, on joue avec des fonctions. On fait évoluer les choses: des grandeurs, des vitesses. On gouverne les choses par enveloppes générales, sans entrer dans le détail. C'est une situation qui est assez nouvelle. On peut s'appuyer sur une certaine tradition, mais on est obligé de s'en éloigner. On est devant un inconnu, on patauge, on le sait, mais il faut aller de l'avant. On ne peut pas se dire "J'ai la tradition, je vais la faire progresser un petit peu", alors qu'on vous propose l'infini. Moi, je me lance dans l'infini, en me disant "Bon, je vais faire ce que je peux".

JG - Vous partez dans l'infini, mais vous ne vous préoccupez pas de savoir si les gens vous suivent.

JEM - Si, parce que l'oreille prend un plaisir très évident à des choses que l'on ne peut pas définir. Donc, les gens qui n'ont pas de culture, pas de tradition, rentrent là-dedans avec une grande facilité. Ce sont ceux qui ont une culture qui ont des difficultés à faire le saut - qui est très grand, je le reconnais. Alors, il faut les aider, et c'est ce que je fais en organisant un festival de musique contemporaine. Mais les autres, ils rentrent de plein pied dans cette musique.

JG - Oui, mais ils y entrent de plein pied d'une manière complètement superficielle, pas en profondeur. Ils sont complètement désarmés devant cet inconnu, ils ne savent pas par où prendre le problème.

JEM - Comme le malheureux compositeur. Devant cet infini, il est aussi ignorant que celui qui n'y connaît rien. Il a beau avoir un métier terrible, il se dit "comment je vais m'en sortir?", et il patauge.

Y - Côté public, il ne faut pas s'en faire. A l'endroit du passé, il y a une non-lecture du passé. Ca, alors, je ne crois absolument pas qu'on passe de la lecture du passé vis-à-vis du présent, qu'on va du Musée du Louvre au Musée d'Art Moderne et aux galeries contemporaines. Il n'y a que le présent qui nous permet d'actualiser ce qui est dans le Louvre. Le Louvre rassemble un certain nombre de gens qui se déplacent devant les oeuvres comme d'autres gens (ou les mêmes, NDLC) se déplacent devant les bouteilles de Coca-Cola dans un supermarché. Ca, alors, les questions d'éducation populaire, il y a assez longtemps que je les éponge, et j'ai eu le très grand plaisir d'entendre à l'exposition Manet quelqu'un dire : "Manet, Monet, il faudrait qu'ils se mettent d'accord sur l'orthographe". (rires)

( silence)

Y - La question que je me pose, est-ce que, actuellement, nous sommes devant des questions relatives à une approche non-déterministe du temps ? Est-ce que nous sommes encore dans le rythme uniforme de la phrase, ou est-ce que nous appréhendons le temps différemment ?

JEM - Je m'excuse de monopoliser un peu la parole, mais .. Vous faites une figure rythmique, ou une figure mélodique. C'est un certain parcours sur une grille. De l2 sons, ou tant de sons. Bach utilise, pour le temps, la multiplication par 2: il dit "Di--dadadi-da-da...", et plus loin vous allez retrouver " D i - - d a d a d i - d a - d a ....". Il a fallu attendre Messiaen pour que, au lieu de multiplier ou diviser simplement par 2, on change un petit peu les proportions. Dans cette même voie, il y a 10 ou 15 ans, je travaillais avec une machine à calculer. Ca me demandait beaucoup de temps, de travail, pour avoir 100 ou 200 proportions totalement différentes pour une même figure rythmique, et après, je combinais ces choses-là. Maintenant, sur un synthétiseur, vous avez un bouton, vous mémorisez un rythme, vous tournez le bouton, vous avez l'infini d'agrandissement et de rétrécissement. Au point de vue intervalles, j'ai un synthétiseur que j'ai fait transformer, au lieu de faire do-ré-mi-etc., vous tournez le bouton, vous avez l'infini des intervalles. Vous basculez du discret à l'infini; au réel. Et cela, aussi bien sur le plan des hauteurs que sur celui du temps. ca vous introduit dans une autre manière de vivre le temps. Même si vous conservez le principe occidental de temps spatialisé, si vous construisez des choses, si vous accumulez des intervalles très petits, très agrandis. avec des proportions très complexes les uns avec les autres, si avec le temps vous faites la même chose, vous créez des flux sonores, extrêmement complexes, que l'oreille va vivre comme des flux et non plus comme des constructions discrètes. Bien qu'ayant construit à la façon occidentale du temps spatialisé, ou une image spatialisée, vous basculez dans le continu, et ça, ce n'est plus du temps occidental, vous vivez ça autrement. Mais à partir de votre occidentalité et non pas en allant chercher en Inde un soi-disant temps hindou. Et on est en train de faire ça actuellement; on bascule. Par les machines.

X- Je vais poser une question bête: est ce qu'on peut faire de la musique palindrome, actuellement ? Ca ferait un parcours bidirectionnel.

AM - Ca se fait depuis longtemps.

JEM - Vous avez parlé de la phrase, tout à l'heure. Bon, la phrase, c'est le souffle. On n'est plus dans le souffle, actuellement. On est dans le continu indéfini.

JG - C'est extrêmement grave, ça, d'ailleurs. (rires)

JEM - Oui, non, mais..

JG - A ce moment-là, il n'y a plus de projection humaine là-dedans, ça peut quand même échapper.

JEM - Je regrette, que faites-vous des derviches tourneurs? Eux aussi avaient le son infini.

JG - Oui, mais les derviches, ce n'est pas ma concierge. C'est un cas à part.

JEM - Oui, mais actuellement, tous les clarinettistes américains apprennent à faire le son infini. Vous gonflez les joues...

JG - Le résultat musical est complètement nul! J'ai vu des tas de musiciens le faire, ça ne sert à rien. Ca ne veut rien dire, c'est de l'esbroufe. Une note répétée à l'infini, comme ça, pourquoi faire ?

JEM - Vous imitez la musique électronique ! (rires)

JG - Moi qui suis athée, je dirais, Dieu m'en garde!
Je pense profondément, c'est une opinion personnelle, que sans le souffle, la musique ne m'intéresse plus. parce qu'elle perd complètement son humanité, et ce qui m'intéresse, c'est le rapport humain.

AM - Je voudrais dire 2 mots sur le souffle. Autant qu'il m'en souvienne, chez les Grecs, c'est le même mot, pneuma, qui désignait à la fois le souffle et l'âme. Il y avait quelque chose de semblable chez les Hébreux.; Et en théorie des communications, ce que les Anglais appellent noise, en français on l'appelle souvent le souffle. C'est le bruit de fond. Donc, le souffle est l'ensemble des infra-parasites. Il semble bien que dans un système organisé, les nouveautés arrivent toujours à partir du bruit de fond. Un mini-parasite prend de l'importance, envahit éventuellement tout l'espace... Donc, le souffle est un réservoir de nouveautés.

JG - En tout cas, pour quelqu'un qui comme moi vit d'abord le jazz, s'il n'y a pas le souffle, c'est impossible. carrément. C'est plus vivable.

JEM - Je suis tout à fait d'accord avec vous; tenez, les Espagnols ont adopté une orthographe phonétique. Ils n'écrivent plus psychologia, mais sychologia. Quand on envoie promener le P , j'estime qu'il n'y a plus d'âme.

JG - Tout à fait d'accord, puisque le P est la chose qui sort du ventre.

JEM - Je suis très proche de vous, mais je ne vais pas... Est-ce que vous avez été sensible à la musique du Potemkine ?

JG - Oui, tout à fait.

JEM - Il n'y a pas beaucoup de souffle. Et elle est construite sur une gamme en 6/7 de tons, et il n'y a pas beaucoup de respirations...

JG - Il peut y avoir simulation, ne serait-ce que par des attaques...

JEM - Il y a des espèces de vagues, qui peuvent durer la durée d'un souffle, mais le son est continu, il dure parfois 10, 12 minutes...

JG - Donc vous ne pouvez pas complètement vous abstraire du rythme.

JEM - Ce que j'entends par con continu, vous pouvez avoir une tenue de son dans laquelle il se passera des choses, qui n'est pas liée à la durée du souffle. Quand vous n'avez plus de souffle, il faut que vous respiriez à nouveau.

JG - C'est le cycle de la vie.

JEM - Les cycles, ici, sont extrêmement agrandis.

(NDLC: la transcription devient ici difficile, car le bruit
de fond, le brouhaha, augmente. L'assemblée semble
un peu lassée de cet accrochage bidirectionnel.
Quelques phrases surnagent : )

YLM - Pour les instruments électroniques, il y a la panne de courant qui les essouffle.

JG - Vous pouvez parfaitement prolonger les distances, mais à ce moment, il faudrait voir vos cycles vus d'avion...

M- Les instruments pneumatiques, l'orgue, carrément.

MC - Et la cornemuse!

M- Les vidéodisques, il y a des gens qui n'aiment pas ça. Parce qu'il n'y a pas le souffle.

YLM - L'ambiance de la salle de concert, ça me suffit. Ca remplace le souffle dans les haut-parleurs.

JEM - On a souvent reproché au son électronique d'être trop pur Donc, si vous voulez un timbre qui se rapproche d'un timbre vivant, vous additionnez un souffle dedans. Même pour un son de harpe, une fois, j'ai dû y mettre du souffle. Et pour la flûte, encore bien plus.

JG - Dès que vous avez frottement, ou pizz...

JEM - Il y a du bruit. Sans bruit, il n'y a pas de musique.

JG - Oui, mais alors, cette notion de parasite, elle doit être réintroduite dans la musique électronique.

JEM - C'est ce qu'on fait.

JG - Alors ce qui m'intéresse, c'est: quels critères ?

JEM - L'oreille.

JG - L'oreille. c'est vite dit.

(NDLC: Le même argument s'applique en synthèse
d'images par ordinateur, comme le déclaraient récemment
sur France-Culture (matinée Sciences et Techniques,
Me 21/9/83), Mme Monique Naas (Maître-assistant,
université de Paris VII) et M. Hervé Huitric (assistant,
université de Paris VIII). Le meilleur juge serait encore l'oeil.)

JG - Je me méfie énormément de la musique électronique, dans la mesure où elle se voudrait pure d'elle-même, alors que je pense que n'importe quel artiste est d'abord narcissique. Il se raconte, ou il raconte quelque chose qu'il ne croit pas être lui-même, mais qui est lui-même.

JEM - Je ne vous ai pas dit que je ne me racontais pas.

JG - Et lorsqu'il se raconte, pour être le plus crédible possible, il faut que ça se rapproche de proportions organiques qui sont en nous, pour que nous nous mettions à vibrer avec.

JEM - C'est d'accord, mais à partir du moment où vous manipulez une musique que vous ne pouvez pas réécrire; vous n'avez plus les symboles pour l'écrire, que ce soit au point de vue rythmique ou au point de vue des hauteurs. Comment allez-vous la réaliser? Vous ne pouvez que la réaliser en direct. Vous ne pouvez que la jouer.

JG - C'est déjà pas mal.

JEM - Donc, je me remets en situation de compositeur ingénieur qui n'est plus à sa table de travail, qui devient compositeur-interprète, mais qui est un peu ingénieur dans la mesure où il peut contrôler un appareillage, manipuler des fonctions, etc. mais qui se retrouve fondamentalement dans la situation du compositeur-interprète. Là aussi, on retrouve une tradition.
Apparemment, on s'éloigne des grilles, mais en fait, on est toujours en plein dedans.

AM - Toute une tradition... Un compositeur-interprète organisant son propre programme, ça s'appelle par exemple Jacques Martin, à la télé.
(rires)
Il est devant la caméra, il est derrière, et il élabore le programme. C'est une tradition, effectivement. Ce qui est dommage, c'est qu'il soit le seul.
Je voudrais revenir à la question: entrons-nous dans un temps indéterminé ? Je voudrais répondre par oui, pour d'autres raisons, qui se recoupent avec ce que disait JE Marie. Lorsqu'on a devant soi un infini, plus ou moins continu, lorsqu'on veut se repérer - puisqu'il faut bien se repérer, quand on est dans le vide - il vaut mieux - lorsqu'on veut repérer un point précis dans cet infini continu, vaguement fluctuant et légèrement aléatoire, on est obligé de prendre des mesures; Prendre des mesures, ça veut dire du travail, de l'énergie, du temps. Depuis à peu près 1920 et la mécanique quantique, on sait très bien que prendre des mesures, ça coûte quelque chose. Lorsqu'on prend une grille simple du genre anatol, ou celle qu'avait sorti FR3 il n'y a pas longtemps: lundi le jour des vieux, mardi celui des militaires, mercredi celui des gosses, etc. Lorsqu'on prend une grille aussi simpliste que celle-là, le coût de la mesure est très faible. Lorsqu'on veut travailler sur des grilles plus fines, le coût des mesures prises peut devenir prohibitif. Et dans ce cas, on tombe dans des relations d'incertitude. Ca coûtera plus cher pour prendre les mesures nécessaires et agir, que de ne rien faire.

MC - Donc, on a intérêt à faire en sorte d'être efficace, et donc que le lundi devienne le jour des militaires, le mercredi celui des... (rires et protestations...!.!.!) et 8h du soir devient l'heure où je mange devant mon récepteur. C'est un miracle! Tout va bien.

AM - Economiquement, c'est le mieux; On va au plus simple et au plus efficace.

(NDLC : Dans "La Mariée...", Duchamp
a oublié d'attribuer un jour de la semaine à chacun des
moules mâlics, formes vides affublées d'uniformes.
Il est vrai que le vendredi devrait être le jour des putes (Vénus...),
alors que les célibataires de Duchamp sont tous masculins.)

Y - On retrouverait peut-être par là l'effet drogue. Une différence entre le cinéma et la télévision, c'est qu'au cinéma on est obligé d'entrer dans la salle (quoiqu'à heures fixes depuis que ça tourne en régime permanent), alors qu'à la télé, on a la disposition du bouton. Et donc, nous ne sommes pas libres de cette liberté d'entrer et de sortir. J'essaye de voir ça du point de vue du spectateur; pour le créateur, qu'il se démerde.

AM - D'abord, il n'avait qu'à pas y aller.

Z - Je reviens à mes réseaux; On sait bien que, selon qu'on fait de la vidéo, ou du Super-8, ou du 1,66 ou du 1,33, on ne va pas faire la même chose. C'est pareil en cinémas pour choisir une salle, il faut qu'il y ait un réseau de salles. Il y a plein de pays qui ont perdu leur salle. Si on veut analyser qu'est-ce qu'on peut faire de nouveau, ou quel bruit on va introduire dans un programme, il faut tenir compte du réseau. Certains réseaux deviennent de plus en plus fins. On pourrait bientôt composer chez soi son propre programme à la carte. pour l'instant, le réseau ne le permet pas. Pour écouter des "Nuits Magnétiques" qui m'intéressaient, je n'ai pas travaillé pendant 2 jours. C'était trop tard le soir. Pourquoi? Parce qu'il y a un réseau unique qui permet de découvrir cette recherche de musique électronique. S'il y avait un réseau diversifié, on reviendrait aux sources du téléphone. Au début, le téléphone retransmettait des concerts. On pourrait retrouver des grilles multiples qui correspondent des demandes réelles.

AM - En ce qui concerne l'effet Heisenberg, j'ai une coupure du Canard Enchaîné de mercredi dernier. Je vous la lis...

caméraz-flingue du Canard

4e chaîne

Une belle "coderie"

La création d'une quatrième chaîne de télé promise par Tonton se heurte à une difficulté imprévue. Tout le système repose, en effet, sur l'utilisation d'un appareil appelé décodeur. Pour pouvoir regarder la nouvelle chaîne, il faudra faire l'acquisition - chaque année ! - d'un de ces engins; or les techniciens préposés viennent de faire une très déprimante découverte. On vous la détaille.
Première hypothèse: le décodeur est bon marché et ne coûte que de 400 à 500 francs; l'électronique dont il participe est donc relativement simple et, à ce prix, les clients pourraient être très nombreux. Mais, dans ce cas simple, il peut être très facile, même à un technicien de niveau moyen, de trafiquer son téléviseur de manière à pouvoir éviter l'achat d'un décodeur. Le problème est d'autant plus pittoresque que rien, dans l'état actuel de la législation, ne permettrait de poursuivre ce genre de bricoleur: un téléviseur est en effet une propriété privée.
Deuxième hypothèse: le décodeur repose sur des procédés électroniques plus complexes, la fraude devient alors pratiquement impossible. Mais, cette fois, le prix du décodeur dépasserait 1000 francs, bien évidemment cette cherté limiterait le nombre des clients de la IVe chaîne, et elle serait ainsi réservée à quelques privilégiés. II y aurait peut-être une solution: ce serait d'instaurer la gratuité pour cette chaîne, ce qui rendrait le décodeur inutile. Et la fraude itou...

(Canard, 22/6/83)

AM - Alors, pour en revenir aux réseaux, il va falloir poser des câbles partout, il va falloir financer la pose de ces câbles. Ensuite, il va falloir faire respecter l'abonnement des spectateurs, pour financer le fonctionnement de tout cela. D'où le problème du décodeur. En plus, l'industrie française et l'industrie japonaise sont en concurrence pour la fabrication dudit décodeur.
Donc, théoriquement on peut y arriver, pratiquement, j'ai des doutes.
En plus, le problème des droits d'auteur !

JG - Insoluble !

JEM - Oui, ça fait longtemps qu'il est insoluble.

AM - Bon, il est midi 1/2, on va peut-être passer à table, on se retrouve à 2h 1/2 ?








après-midi : LE DIRECT



... Les micros sont moins lourds, moins encombrants que les caméras... Le dispositif de LA CHASSE AU TRESOR: liaison phonie directe, matriçage ultérieur des 2 bandes images (terrain et plateau) sur la bande-son unique .

Quelques exemples de pseudo-directs un journaliste devant l'Assemblée Nationale ou la Maison Blanche, débitant son laïus ...

Poivre d'Arvor faisant un direct de Chine en plein soleil alors qu'il est 3 heures du matin en Chine...

X - Cette interrogation sur le direct et l'improvisation musicale n'est pas claire .

AM - Cette sensation du direct, d 'avoir au bout des doigts de milliers de spectateurs, n'est pas du ressort de la création. La sensation de créer n'est pas la même que celle d'être en direct.

JEM - Est-ce qu'il n'y aurait pas un problème de créativité sous-jacent? De créativité du spectateur? On pourrait imaginer qu'il soit muni d'une table de mixage et qu'il se fabrique son propre programme, en direct.

AM - C'est tout à fait envisageable, à ceci près que la plupart des récepteurs du commerce ne permettent de recevoir qu'une chaîne à la fois, et que les différentes chaînes ne sont sans doute pas synchronisées. Ce serait technologiquement facile, pourtant .

X- Ca pourrait se faire dans le cadre d 'un vidéoclub : y aller, se bricoler son propre film, et le ramener chez soi...

AM - Oui c'est la même différence qu'entre acheter des cerises au marché, et les cueillir sur l'arbre.

Y - J'ai l'impression, dans ces discours sur le direct, qu'on parle de construire un dispositif, en espérant qu'il va se passer quelque chose d'inattendu. C'est en cela que le direct serait intéressant. Mais en fait, même si c'est pas en direct, s'il se passe quelque chose d'inattendu (pour le spectateur), quelle est la différence ?

AM - Exemple de Jean Rouch : il arrive dans un village, où devait avoir lieu une possession, une danse-transe. La cérémonie essaye de démarrer depuis longtemps, mais ça ne marche pas. Il met malgré tout la caméra en marche, et tout à coup, la transe démarre. Rouch a développé à partir de là une théorie de la ciné-transe, interaction caméra événement. etc. Tout ça pour dire que les événements qui se produisent lors d'un direct, ils ne se produiraient pas si l'on était en direct.
Dans cet exemple, ce n'était pas de la télévision en direct, mais c'était bien ce que l'on appelle en général du cinéma direct.

JEM - Le direct en radio: on sait qu'il ne peut pas y avoir de bavure, il ne peut pas y avoir de reprise, il y a une tension spéciale qui se traduit dans le message même. Peut-on avoir la même chose en télévision, quand il s'agit de prendre un événement sur lequel il y a fort peu de prise, où les gens n'ont pas la sensation d'être en direct, de faire quelque chose en direct? Où l'on veut retransmettre un événement indépendant de la caméra ?

(NDLC:: C'est précisément parce que la T.V. habituellement
cherche à "gommer" la caméra, qu'on est rarement dans ce genre
de situations à la Heisenberg : interférences observateur/observé.
Mais ces paradoxes sont au coeur de la science contemporaine.
Il faudrait faire un visionnent comparatif du film de Rouch et
de la Rentrée chez Wonder, de Willemont: ces deux films
sont aisément comparables de ce point de vue.
A noter la phrase suivante, sortie lors d'une discussion entre
Michelle Cohen et le dactylographe : dans la vie quotidienne,
on a souvent l'impression d'être en différé, malheureusement, c'est du direct
.)

AM - Ca se produit très rarement. La réaction normale quand on braque une caméra sur des gens, c'est le refus, la fuite ou l'immobilité. Ou le cabotinage.

JEM - Il y a les situations où l'on prend sans rien demander à personne; ils sont trop occupés pour se préoccuper de la caméra.

AM - Exact...

(Note ultérieure: mais dans ce genre de situations, on est dans le domaine
des grosses énergies, du macroscopique; comme en mécanique quantique,
les difficultés surgissent dans le microscopique.)

Y - Exemple de Torre Bella : le tournage de l'occupation de cette propriété au Portugal par les ouvriers agricoles a duré plusieurs mois, et le fait que la caméra soit là modifie même les relations de pouvoir à l'intérieur de la population des occupants. Lorsqu'ils mettent à sac la propriété, ils le font d'une façon différente que si la caméra n'avait pas été là. Ce n'est pas simplement une caméra qui filme, c'est leur propre mémoire. Et bien que ce soit un film, c'est bien du direct, parce qu'il y a eu très peu de médiations techniques ultérieures...

AM - Ce qui pourrait impliquer, à ce moment-là, que le direct se compose presque uniquement de plans-séquences...? Le fait brut que l'on communique n'est pas le fait brut qui se serait passé sans caméra, si la caméra n'avait pas été là; le fait brut communiqué n'est autre que l'enregistrement - sismographique - de l'interaction caméra - système étudié.

C - A propos du montage en direct, à la prise de vue, il y a une analogie sonore: il existe maintenant des mixeurs automatiques pour salles de conférences et tables rondes, où chaque participant est muni de son propre micro et de sa voie de mixage, mais il existe une voie prioritaire qui est celle du président. Lorsqu'il prend la parole, il fait taire automatiquement les autres.

Y- Par le fait même qu'il y a une caméra, il n'y a plus d'objectivité. Cela modifie les caractéristiques de ce qui est observé. Ce serait ça, la caractéristique du direct. S'il y a falsification, c'est obligatoirement une falsification immédiate. Il n'y a pas une seconde falsification qui serait une falsification de système.

(Note: cette "seconde falsification" est peut-être un argument fallacieux;
l'exemple précédent montre que la "falsification de système" peut être
incluse dans le dispositif même de direct.)

AM - Ceci dit, la question posée par JEM tout à l'heure demeure: en direct musical, il peut y avoir interaction musiciens - public, pas entre téléspectateurs - plateau.

V - Tu as déjà répondu à cela par l'argument de l'encéphalogramme.

AM - Oui, bien sûr, le spectateur, il est endormi, il absorbe n'importe quoi sans réactions. Mais...

Y - Je repense aux premiers numéros de Journal d'en France. Bien sûr, une caméra change les comportements. Dès qu'on introduit un corps étranger dans un groupe, il suffit d'entrer dans un café de village pour s'en rendre compte, ce n'est pas un problème d'outil... Petit à petit, les gens peuvent s'habituer à la caméra et apprendre à s'en servir, à parler directement aux téléspectateurs. C'est ce qui s'est passé à ce Journal d'en France à Lyon, et cela a été décrit comme tel dans la presse.

JEM - Il y a un autre élément qui est apparu dernièrement, qui se rapproche non pas du direct, mais de l'action directe, c'est à propos des fûts de Seveso, ou de l'affaire Boulin, où la T.V. ne se contente pas de retransmettre des information telles quelles, mais va sur le terrain, impulse des enquêtes, etc. On a l'impression que ça s'est mis à la mode, la télé agissant directement sur l'information, non pas retransmettant les événements, mais les provoquant, animant des enquêtes et créant des événements. Ca m'a semble une chose un peu nouvelle...

(Note: nouveau pour la France, sans doute, encore qu'il y ait eu une grande tradition de
reportage à la télé française du début des années 60; Mais un tel processus de création
de l'événement est abondamment décrit par Boorstin dans L'IMAGE, bouquin qu'a
largement utilisé Debord pour écrire la Société du spectacle. Ce qui est ici nouveau n'est
que ce qui fut occulté et oublié.)

X - A ce point de vue, il parait qu'il y a un truc nouveau du côté du Tour de Franco, c'est que les coureurs savent quand la télé va prendre l'antenne et retransmettre la course on direct, et ils planifient leurs échappées en fonction de cela.

AM - De toute façon, entre les courses, les matches de foot, et débats, droit de réponse, face à face, etc.; les directs sont souvent en rapport avec le combat, la compétition, il faut qu'il y ait un vainqueur et un vaincu...

Y - Je me demande si la question que tu poses au direct n'est pas la question de ce que j'appellerais un style du direct. Et alors là, je me mets côté caméra, si je prends l'exemple de la photo, en photojournalisme, Cartier-Bresson a créé un certain style photographique, un certain style de relation à l'événement qui est aussi un certain style d'images. alors, direct, pas direct? Lorsqu'on retransmet un match, il est bien en direct, mais avec un tel appareillage de caméras lourdes, et avec une rhétorique que l'on peut dire passablement académique. Alors, où sont tes envies? Car je ne crois pas qu'il y ait une morale du direct, mais il y a une morale des choses produites (de l'intérêt des choses produites).

AM - En ce qui me concerne, de mon point de vue, que ce soit A ou B qui gagne, il est bien évident que c'est le spectacle qui gagne en définitive. Le match, je m'en fous; il n'est pas forcément truqué, mais il est plonge dans un environnement truqué. Alors, je prends le point de vue du troisième homme. Et à propos de photo, ca me fait penser à ce que disait Doisneau : avoir des appareils qui fonctionnant au 1/l000ème de seconde, ça, il n'en veut plus, parce que la tranche de vie est trop mince. Il convient qu'il y ait un peu de gras, un peu de flou, un peu de bougé...

Y - C'est bien évident : un objectif de 50 et au 1/125ème, ça suffit largement. Il faut laisser aux amateurs le soin d'avoir des appareils plus performants.

X - Réseaux câblés, ça peut donner le meilleur et le pire. Exemple de Brest où un responsable plus ou moins municipal a interrompu un plateau en direct, pour passer une galette préenregistrée. Il faut tirer les leçons de ce genre de choses. Des gens sont sur le gril, et jouent leur avenir en quelques minutes, dans une incertitude institutionnelle à peu près totale. Et quel retour il y a, juste un retour de type (0,1)...

JEM - Ce n'est pas cette communication intime...

Z- Il faut que les gens appellent sans arrêt; des qu'il n'y a plus assez de coups de téléphone, hop, ils coupent.

(Note: une bonne partie de ce passage est inaudible. Il semble y être
question de "choix à faire", le choix étant fait lorsque le seuil statistique
est franchi, optimisation, programmation linéaire, recherche opérationnelle,
mathématiques de l' "aide à la décision", et ainsi de suite)

XYZ - (discussion presque inaudible sur la censure et le cadrage des photos de magazines, éventuellement revues ensuite par le rédacteur en chef, mais le reporter n'a pas la sensation d'avoir lui-même, auparavant, coupé dans la réalité)

JEM - Il y a un autre élément : en général, les improvisations musicales sont collectives. Il y a donc interaction entre les instrumentistes entre eux, d'une part, et avec le public, d'autre part. Mais avec une caméra, c'est impossible: il n'y a qu'un oeil. Ou, s'il y a plusieurs caméras, il n'y a qu'un réalisateur. Pour la vue. il y a donc un dispositif qui est beaucoup plus hiérarchisé que dans le cas de la musique, ce qui fait que je ne crois pas que l'on puisse avoir avec l'image l'équivalent de ce qu'on peut avoir avec le son seul.

AM - Il y a des gens, devant la caméra.

JEM - Oui, mais ça passe par un objectif unique.

X - On a un peu l'impression de tourner en rond, mais j'ai l'impression qu'il y a quelque chose, là-dessous, difficile à expliciter..

JEM - Il y a plusieurs tendances, plusieurs notions floues qui se croisent autour de cette notion de direct, mais qu'il est très difficile d'éclaircir. .

AM - On peut prendre le cas le plus simple, à savoir une émission en direct retransmettant une improvisation musicale, avec un public. Les musiciens font ce qu'ils veulent, le réalisateur aussi. Les musiciens n'ont pas de retour image, mais on pourrait leur on donner un. Le réalisateur peut très bien se contenter de soutenir un des musiciens, comme l'un d'entre eux soutient les autres.

JEM - A cause de la présence d'un public, il y aura ce feed-back. Mais ça ne passe pas par le canal image.

Y - Dans le cas de la retransmission d'un concert à la radio, la situation pour l'auditeur est la même que pour le téléspectateurs ça passe par des micros, par des magnétophones.

JEM -- Et il y a un metteur en ondes...

Y - ...oui, et l'auditeur à la radio n'entendra pas la même chose que s'il était dans la salle de concert.

JEM - Ce qu'il y a dans le direct, très spécifiquement, c'est la tension à tous les niveaux, parce qu'il n'y a pas de rattrapage possible. Ca, ça influe beaucoup sur la réalisation.

AM - Tension qui se répercute chez le spectateur également s'il est au courant que c'est du vrai direct.

JEM - Oui subjectivement, ça intervient aussi.

AM - Si j'apprends que tel truc, que j'avais cru être on direct était en réalité en différé, je me sens floué.

Y - Oui, voilà!

X - Je me demande s'il n'y aurait pas un danger, si l'on arrivait résoudre le problème du direct et de l'improvisation, ça serait que les gens restent chez eux et aient la même sensation que le contact direct

AM - Ah non, certainement pas ! Je prends le cas extrême, il y a quand même une différence entre être sur un champ de bataille et en contempler les images à la télé. Ca me fait penser aux paroles d'un général américain, qui déclarait, très fièrement que la guerre du Viet Nam était la première guerre au monde où les soldats pouvaient aller se battre en hélicoptère la journée, rentrer à la base en fin d'après-midi, et regarder le soir à la télé les images des combats de la journée. Bon, reprenons le parallèle musical, la sensation d'être dans la salle de concert et la sensation d'être chez soi à regarder la retransmission du concert, ce ne sont pas les mêmes. Je ne pense pas qu'on puisse les confondre. Tu n'applaudis pas quand tu est tout seul devant ta télé.

X - Il me semble qu'on voudrait arriver que la télé soit l'équivalent de ce qu'on ressent dans une salle de concert. D'après ce que j'entends là, j'ai l'impression que les gens voudraient retrouver... ce vieux problème...

Y - C'est quand même physiquement exclu, pour l'instant. Parce que le son vient de tous les côtés, dans la salle de concert. On peut bouger, ses oreilles, sa tête...

W - Dans une émission en direct, la question est de savoir qui on est en train d'observer en train de nous donner un programme. Soit c'est le super-programmateur et on revient à l'idée de ce matin, soit c'est le réalisateur, celui qui est à la régie, soit c'est celui qu'on voit, celui dont on donne la diffusion, qui est en bout de chaîne comme l'acrobate sur son fil. De la même manière, dans le débat entre le cinéma-vérité et la fiction, la question est de savoir si ce qui est intéressant, c'est celui qui est en train de prendre les risques, de se faire interviewer, de se montrer en spectacle, ou bien est-ce que c'est le créateur qui a décidé de procéder à la réalisation qui se donne on spectacle. Qui le spectateur va-t-il applaudir en fin de compte ?

JEM - Je poux vous donner un exemple, mais qui est sans doute unique, la première émission que j'avais faite avec Maazel, pour la télé. Maazel a dit aux gens de télé Foutez-moi la paix., je ne veux pas voir de caméras, je répète ma musique; quand je serai prêt, je vous le dirai. Quand il a été prêt, il a dit au réalisateur, je veux une caméra là, là, la et là. De telle mesure à telle mesure, vous prendrez telle caméra; de telle mesure à telle mesure, ce sera telle autre caméra. Et ainsi de suite. On commence la répétition générale: au bout de 3 minutes, il arrête, il dit Ce n'est pas la caméra que j'ai prévue. Le réalisateur dit Quel est le salaud qui lui a mis une vidéo devant lui? Y'en avait pas. Il regardait simplement les points rouges. Ca, c'est le monsieur qui a fait la réalisation. Mais c'est un cas unique.

ZZ - C'est l'homme-orchestre !

MC - Il y a l'émission que Barbara a faite récemment... Ce n'est pas forcément réussi d'ailleurs.

JEM - Oui, mais c'est extrêmement rare.

(silence)

AM - Bon, il est 4h 1/2, on va peut-être clore là-dessus ?

MC - (inaudible)

AM - Je n'ai jamais dit qu'il y avait forcément un intérêt au direct - sinon, il n'y aurait qu'à regarder des caméras de surveillance, et je n'ai jamais dit non plus qu'il ne fallait faire que du direct. Simplement, le direct, le temps réel plus exactement, m'excite beaucoup plus que le temps différé. Tourner sur scénario, je n'ai jamais pu le faire, je n'ai jamais pu m'y tenir, et ça m'emmerde profondément.

MC - Il y a un mythe du direct. Il y a des tas d'émissions qui ne sont pas du direct, mais qui font semblant. C'est à dire que ce médium, qui nous éloigne tellement des choses, n'arrête pas d'affirmer qu'il nous met en plein dedans. Au niveau du mythe. Il n'arrête pas de dire "vous y etes".

ZX - Le mythe, il est vrai aussi dans d'autres cas. Par exemple dans le cas du film de Depardon (Fait Divers). Le film de Depardon, je le trouve très bien, mais c'est sûrement pas la vérité de ce qui se passait dans le commissariat.

JEM - On retombe sur le problème de Méliès refaisant ses actualités. Plus vrai que nature, parce que dans la nature, naturellement, ça ne donnait rien du tout.

AM - (passe la cassette d'un ethnologue espagnol contemporain, battant en brèche la mise en scène de Bunuel à Las Hurdes)


///---(Interruption de l'enregistrement )---///

Passage de plusieurs films de la Paris Film Koop, entrelardés de cassettes son :
SCHVEACHTER, de Kubelka
Ouverture des yeux, extrait de "Les yeux de ma chèvre"
BAL de Willoughby
François Dufresne, Cannes 1952
RETOUR A LA RAISON, Man Ray
interview de Dominique Noguez

( ... PAUSE... )

L'après-midi s'achèvera sur une tentative de discussion du genre "Oeuvres et Programmes à la lumière de la Mécanique Quantique", qui avortera pour cause de fatigue générale. On se contentera de visionner T-23, et on se séparera après avoir écouté un extrait où Xenakis explique comment il fut amené introduire le calcul des probabilités en musique...


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